Il y a 101 ans jour pour jour naissait à Sète celui qui allait devenir, pour reprendre une formule bienvenue de Paco Ibañez, "le Jean-Sébastien Bach des chanteurs-auteurs" : pour célébrer cet anniversaire, ce soir, le Café de la plage (rue Massilon, Brest) proposera une soirée Brassens avec de nombreuses reprises du poète sétois. Comme je ne pourrai pas y être présent, j'ai décidé de rendre hommage au grand Georges à ma façon : chaque paragraphe de cet épisode aura pour conclusion un extrait d'une de ses chansons...
Si cette caricature vous plaît,contactez-moi, je vous ferai, pour une somme modique, un badge-magnet orné de ce dessin et de votre citation favorite de Brassens.
Dimanche 16 octobre
19h : Je termine le week-end sur une grande satisfaction grâce aux dessins que je viens de finaliser et qui m’ont permis d’écouler mon stock de gouache – je voulais faire de la place dans mon bureau et en finir avec cette matière qui me servira moins maintenant que j’ai décidé, pour gagner du temps, de colorier la plupart de mes dessins sur ordinateur. Avant de dîner, je jette un œil sur les infos et j’apprends qu’on annonce une grève interprofessionnelle pour mardi : pour ma petite personne, ça signifie d’abord une probable perturbation des transports publics et j’ai justement un rendez-vous important prévu ce jour-là dans une commune située hors de Brest métropole ! Ne voulant pas me retrouver dans la même galère qu’il y a trois ans à la même époque (j’avais traversé toute la ville à pied !), je préfère reporter. Nous aurons été prévenus : ceux que ça amuse encore pourront toujours chanter la litanie des « usagers pris en otages », il n’empêche que les syndicats ne nous auront pas pris en traîtres ! « Nul ne dise dans le pays [FO et la CGT] ont trahi… »
Voici l'un des dessins avec lequel j'ai écoulé tout ma gouache - je peux le montrer tout de suite, c'était le seul qui rentrait dans mon scanner :
Lundi 17 octobre
15h : Après avoir écrit ma production de la semaine pour Côté Brest, je descends la rue Jean Jaurès et la rue de Siam à pied pour faire quelques courses et m’acquitter de formalités anecdotiques. Tout se passe bien, exactement comme je l’avais prévu, je n’ai donc pas l’esprit encombré par un contretemps stupide et je peux ainsi constater, après un coup d’œil rapide sur la presse et un regard distrait sur les passants, qu’on ne parle que des grèves de demain ! Le Covid ne fait plus peur qu’aux hypocondriaques, la guerre en Ukraine n’est plus qu’une toile de fond à laquelle on ne prête guère qu’une attention distraite, le réchauffement climatique est occulté en attendant l’énième « sommet de la dernière chance », le seul motif d’inquiétude de mes concitoyens, aujourd’hui, c’est de savoir s’ils arriveront à l’heure demain matin à leur boulot inutile et / ou nuisible pour l’environnement ! Si les médias sont versatiles, c’est parce qu’on n’a jamais que la presse qu’on mérite quand on s’excite pour des polémiques oubliées six moins après… « On peut vous l’avouer, maintenant, chers tontons, vous l’ami les Tommies, vous l’ami des Teutons, que, de vos vérités, vos contrevérités, tout le monde s’en fiche à l’unanimité… »
20h : En fin de journée, par acquit de conscience, je consulte quand même le site de Bibus pour savoir si le réseau brestois sera perturbé demain. Surprise : tous les bus circuleront… Trop tard, j’ai déjà banalisé ma journée ! Je ne sortirai pas de chez moi demain : les médias s’attendent à un jour noir, pour moi, ce sera une journée blanche ! « [Journée] blanche comme lys… »
Mardi 18 octobre
18h : J’ai colorié dix dessins sur ordinateur et je suis bien obligé de le reconnaître : c’est chiant ! Comme mon crayon n’a pas la bonne idée de se plier aux caprices de la machine, mon trait n’est pas fermé partout, de sorte que, pour éviter qu’une couleur envahisse l’image tout entière (vous suivez ?), je suis obligé d’y passer presque autant de temps que si coloriais à la main… Bon, d’accord : au pinceau, j’avais AUSSI le temps de séchage et, comme mon scanner voit toujours douze milliards de nuances là où j’étais persuadé d’avoir fait un aplat propre et uni, j’étais quand même obligé de retravailler les couleurs sur écran. Je gagne donc certainement du temps au final, mais j’y prends beaucoup moins de plaisir qu’avec le coloriage manuel ! Je suis un peu nostalgique de l’époque où les dessinateurs pouvaient faire connaître leur travail sans passer par l’informatique et où on payait des gens pour que leurs œuvres passent bien à l’impression au lieu de leur faire faire ce boulot fastidieux sans leur verser un sou de plus… « Sitôt que je perds contenance au temps qui court, lors, j’appelle les souvenances à mon secours. »
Mercredi 19 octobre
10h : À proximité de la place de Strasbourg, j’attends l’autobus pour aller à Guipavas où m’attend un rendez-vous en vue d’un article annonçant le salon de peinture et de sculpture qu’organise chaque année cette commune depuis quarante ans ! Alors que je patiente, je remarque, sur la voie d’en face, un autre bus orné de la nouvelle campagne de l’Union européenne, clairement destinée aux jeunes : visiblement, l’Europe soigne son image face aux menaces qui pèsent sur elle et au mécontentement qui s’est exprimé (de la pire manière qui soit) en Suède et en Italie… J’ai beau penser sincèrement que l’Europe unie est une idée formidable, je trouve plutôt gonflé de la part de l’UE de revendiquer des valeurs telles que « Diversité, démocratie, respect de l’environnement » (je cite de mémoire) : passons pour le deuxième mot, il n’y a de toute façon pas de démocratie parfaite – mais si on pouvait au moins élargir les compétences du parlement de Strasbourg, au détriment de celles du conseil de Bruxelles, on ferait déjà un progrès immense ! Passons également pour le troisième terme, les parlementaires européens ne sont de toute façon pas les seuls à avoir attendu trente ans pour prendre au sérieux les écologistes. C’est le mot « diversité » qui passe le moins pour moi : comment peut-on revendiquer un quelconque attachement à cette valeur quand on a fait du vieux continent une forteresse au pied de laquelle les victimes des fléaux sévissant dans le Tiers-monde (famine, terrorisme, etc.) croupissent entre deux noyades ? Le respect de la diversité, ça consiste d’abord à ne plus traiter son prochain comme une menace sous prétexte qu’il est né du mauvais côté d’une frontière : il ne faut pas s’étonner de voir l’extrême-droite remporter des succès quand on a tout fait pour banaliser son discours – sans en avoir bien conscience, je veux bien le croire, mais ce n’est pas une excuse. « Quand sonne le tocsin sur leur bonheur précaire contre les étrangers tous plus ou moins barbares, ils sortent de leur trou pour mourir à la guerre, les imbéciles heureux qui sont nés quelque part… »
Puisqu'on parle de #MeToo...
10h30 : Arrivé (une nouvelle fois) largement en avance au centre culturel de Guipavas, où je ne suis censé me présenter que dans une demi-heure, j’en profite pour passer à la médiathèque, située juste à côté, afin d’y mettre l’affiche de la conférence que je dois donner dans trois semaines. À peine entré dans le bâtiment, je ne peux me retenir d’avoir un frisson à la vue du squelette pourvu d’yeux intacts qui est installé dans le sas ! Évidemment, il ne faut pas plus d’une seconde pour comprendre que ce macabre pantin fait partie de la décoration d’Halloween… Imaginez un instant qu’on ait mis une femme à poil au même endroit : toutes les bonnes mères de famille auraient crié au scandale et la médiathèque serait en cendres à l’heure qu’il est ! Mais sous prétexte qu’on est bientôt le 31 octobre, on a le droit d’exposer ce truc hideux : c’est le même paradoxe que quand un gamin se prend une baffe pour avoir dessiné une bite mais se fait encenser pour avoir dessiné un char d’assaut… Je n’ai rien contre la mise en scène de la violence car elle ne crée pas forcément des sujets violents : mais valoriser la violence au détriment de l’érotisme, ça crée sûrement des sujets frustrés qui vident leur trop-plein d’ardeur sexuelle par le trou des canons ! Si Poutine s’était davantage masturbé dans son enfance, les Ukrainiens seraient plus tranquilles, à l’heure qu’il est… « Oncle Archibald, coquin de sort, fit, de sa Majesté la Mort, la rencontre. Telle une femme de petite vertu, elle arpentait le trottoir du cimetière, aguichant les hommes en troussant un peu plus haut qu'il n’est décent son suaire. »
A propos d'Halloween...
A propos de Noël...
A props de la pénurie de carburant...
10h45 : Estimant l’heure suffisamment avancée pour que mon arrivée n’ait rien de choquant aux yeux de la personne que je suis censé rencontrer, j’entre dans le centre où se tient, pour l’heure, l’exposition « L’être animal » de Michel Thépaut. Prétendre que le travail de cet artiste m’émerveille serait exagéré, mais je suis quand même frappé par sa représentation des chevaux, et surtout, des poules : on a l’impression que ces bestioles sont épouvantablement tourmentées ! L’un des gallinacés m’a même rappelé le dodo de l’île Maurice, cette espèce au destin tragique : l’artiste chercherait-il à éveiller l’empathie de ses frères humains pour la souffrance animale ? Pas forcément : peut-être aime-t-il les poules, tout simplement. Il ne faut pas forcément voir de l’engagement partout… « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente… »
12h30 : Nanti des informations nécessaires pour écrire un article sur le salon de Guipavas, j’ai repris la route et me suis arrêté au restaurant ouvrier de Pen Ar Créac’h : la nourriture est simple mais de qualité, on a un repas complet (entrée, plat, dessert et boisson) pour treize euros cinquante… Quand je paie l’addition, je dis à la patronne, en toute sincérité : « C’est meilleur qu’en centre-ville et c’est moins cher ! » Que demande le peuple ? « Elle est pauvre et sa table est souvent mal servie mais le peu qu’on y trouve assouvit pour la vie. »
13h30 : Avant de retrouver mon ami Jean-Yves avec qui j’ai prévu d’aller à la boutique d’impression où nous avons nos habitudes, je m’arrête sur la place Guérin pour y feuilleter le dernier Côté Brest : juste à côté de ma chronique historique sur le bagne, un article de Yann Guénégou m’apprend que le pont Albert-Louppe, le pont piéton de Plougastel (ne pas confondre avec son petit frère le pont de l’Iroise, destiné aux véhicules motorisés) se dégrade et que des associations se mobilisent pour obtenir sa réhabilitation… Pourvu qu’elles réussissent ! Cet ouvrage d’art est le plus emblématique de Brest métropole après le pont de Recouvrance, la ville perdrait avec lui une partie de son identité ! Rien que pour ça, il est scandaleux que les pouvoirs publics aient besoin que les assos leur rappellent leurs devoirs auprès du patrimoine ! Ce pont avait déjà été partiellement détruit par les Allemands en déroute en 1944 : n’imitons pas l’armée du IIIe Reich ! Et au-delà du symbole, que deviendraient les promeneurs de la région sans la vue imprenable sur l’Élorn que procure ce pont ? Mais allez expliquer ça à des technocrates pour qui la marche à pied ne sert qu’à rester en forme et qui ne s’y adonnent probablement que sur des tapis de course… Dans un registre plus léger, on trouve à la « une » du journal une annonce qui, tirée de son contexte, peut faire sourire : « Cléopâtre Darleux se dévoile » ! Précisons que ça veut dire qu’elle raconte son parcours dans un livre paru récemment et non pas qu’elle aurait posé nue pour un magazine de charme : c’est que la jolie gardienne de but du Brest Bretagne Handball n’aime guère être réduite à son physique, alors ne comptez pas sur elle pour livrer son corps d’athlète aux regards lubriques de routiers en manque… « À toute exhibition, ma nature est rétive. Souffrant d’une modestie quasiment maladive, je ne fais voir mes organes procréateurs à personne, excepté mes femmes et mes docteurs. »
Les dessins numérisés lors de l'escapade avec Jean-Yves :
14h45 : La numérisation de mes dessins de grand format fut vite expédiée : nous quittons la boutique d’impression, conduits par la femme de Jean-Yves qui me demande si je connaissais Annie Ernaux… Ça ne pouvait pas rater ! C’est ça, le danger, quand on est estampillé « littéraire » : dès qu’un écrivain dont personne (ou presque) ne se souciait fait du jour au lendemain, pour une raison x ou y, la « une » des journaux, on vous pose des questions sur lui comme si vous étiez censé vous y intéresser davantage que les autres ! Je ne dis pas que j’avais raison de ne pas connaître cette femme avant son prix Nobel, mais je revendique avoir au moins l’honnêteté de ne pas m’être mis à m’y intéresser subitement sous prétexte qu’elle a reçu cette distinction – c’est ce qui me différencie, entre autres, de la plupart des fachos qui crachent sur elle probablement sans avoir jamais ouvert le moindre de ses bouquins… Notre chauffeuse semble trouver impressionnant qu’Annie Ernaux, fille de cafetiers, ait réussi à devenir enseignante puis autrice à succès : en comparaison du parcours d’Albert Camus, orphelin de guerre devenu journaliste reconnu puis écrivain écouté religieusement (ce qu’il déplorait d’ailleurs), ça me fait quand même un peu marrer ! Qu’on s’entende bien : je n’ai rien contre cette dame, je ne sais même pas ce que valent ces livres, et c’est justement une raison supplémentaire pour ne pas la juger et en rajouter dans un débat qui me paraît des plus stériles… « Il est fou de perdre la vie pour des idées, des idées comme ça, qui viennent et qui font trois petits tours, trois petits morts, et puis s'en vont… »
15h : Après avoir pris congé de Jean-Yves, je suis descendu jusqu’à l’épicerie où j’ai l’habitude de retirer mes colis, ce qui m’a permis de croiser un artiste de mes connaissances. Discutant brièvement, je découvre qu’il partage mes constats sur l’attractivité grandissante de Brest et la démultiplication des possibles pour nous, les créateurs : j’ai un peu honte de cette petite satisfaction que je ressens chaque fois qu’un créateur ou un chercheur plus renommé que moi approuve ma vision des choses, comme si j’avais besoin de cette espèce d’adoubement intellectuel pour me sentir légitimé en tant qu’observateur de notre époque… Mais tous les imbéciles qui croient avoir raison sous prétexte qu’ils sont nombreux à avoir tort ne valent guère mieux ! Et puis n’oublions pas l’essentiel : c’est que ce constat partagé est une bonne nouvelle pour notre ville et pour nous, les artistes, qui prenons notre revanche après deux ans de marasme… « C’est pas tous les jours [qu’on] rigole, parole, parole… »
15h30 : Ayant deux heures à tuer avant de prendre la route pour le cours du soir, je m’installe sur la terrasse d’un café, sous les arcades, pour siroter un thé noir et poursuivre la lecture d’un livre dont j’ai promis de prendre connaissance en prévision de ma conférence, mais ma lecture est quelque peu perturbée par des types qui s’engueulent en arabe sur cette même terrasse, devant tout le monde… Une vieille bourgeoise de passage leur lance un regard mauvais, je suis prêt à parier qu’elle se dit une ânerie du genre « si c’était pour faire du bruit, ils pouvaient rester dans leur pays » ! Mais avec des types qui s’enguirlanderaient en français, ce serait tout aussi pénible : l’échange est si violent que je n’ose même pas leur demander de se taire, de peur de prendre un coup… « Au marché de Briv’-la-Gaillarde, à propos de bottes d’oignons, quelques douzaines de gaillardes se crêpaient un jour le chignon… »
17h50 : Pour une fois, je ne suis pas excessivement en avance à l’annexe des Beaux-arts, ce qui me permet, en attendant le début du cours, d’entendre la conversation de deux étudiants dont une jeune fille qui, évoquant son choix d’une formation artistique, clame : « Je m’en fous de ne pas avoir d’avenir, de toute façon, dans dix ans, il n’y a plus d’eau potable ! » On ne saurait mieux résumer l’état d’esprit d’une partie de la jeunesse d’aujourd’hui : on lui reproche de ne pas sauter dans les bras que lui tend le marché de l’emploi, mais pourquoi voudriez-vous qu’ils se soucient d’un lendemain que leurs aînés sont en train de leur voler ? Pourquoi voudriez-vous qu’ils persistent à faire tourner une machine qui est en train de mener l’humanité à sa perte ? La jeunesse n’est jamais que ce que la génération antérieure en a fait… « Vous pensiez ils seront menton rasé, ventre rond, notaires, et pour bien vous punir, un jour, vous voyez venir sur Terre des enfants non voulus qui deviennent chevelus, poètes… »
18h : Avant que le cours ne commence, savez-vous quel sujet domine les conversations ? Non, pas les grèves, ni les pénuries, encore moins l’Ukraine : c’est la météo… Il est vrai qu’il fait lourd pour la saison ! J’ai tout de même hâte de commencer et d’en finir avec ces discussions… Notre prof renoue avec une vielle marotte, celle de faire poser les élèves à tour de rôle. Fort heureusement, nous sommes assez nombreux et j’échappe donc à cette corvée à laquelle j’ai déjà eu droit à deux reprises les années précédentes. Je ne fais donc que ce pourquoi je suis là : dessiner. Les poses durent douze minutes, et rester immobile sur cette durée n’est pas aisé pour tout le monde : je suis à deux doigts de hurler d’agacement quand l’un des modèles improvisés, une jeune fille, remonte ses lunettes pour la troisième fois… On rit quand même un peu quand les modèles découvrent les dessins les représentant : l’un d’eux, un homme assez jeune, trouve que je lui ai fait de grandes mains ! Pour m’en expliquer, j’appose mes métacarpes contre les siens : il constate ainsi que j’ai de toutes petites mains et qu’il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les siennes me paraissent énormes ! Un autre, d’âge mûr, se voyant sur ma feuille s’écrie : « Je suis vraiment vilain à ce point ? » Que pouvais-je répondre à ça… « Mais au lieu du « oui » attendu, de sa pauvre voix lasse, au tonsuré désemparé, elle a dit « Merde », hélas ! »
Voici les dessins réalisés dans le cadre de ce cours :
Les quatre suivants étaient trop grands pour entrer dans mon scanner, je les ai donc photographiés, d'où une qualité d'image qui laisse peut-être à désirer...
Dans le cadre de ce même cours du soir : un dessin du robinet de ma douche.
20h : Fin du cours, j’attends le bus en compagnie d’une autre élève qui part dans la même direction. Nous avons bien du mal à converser car nous sommes pris entre deux tintamarres : celui des feux d’artifice tirés à deux pas de là, certainement pas en toute légalité, et celui des ados quittant leur cours dans un état d’excitation aussi avancé qu’inexplicable ! Si c’est le temps orageux qui rend tout le monde fou comme ça, vivement la chute des températures… « Par un soir de novembre, à cheval sur les toits, un vrai tonnerre de Brest avec des cris d’putois allumait ses feux d’artifice… »
Ma compagne de voyage, vue par moi :
20h30 : Je m’installe au Biorek brestois pour dîner : je suis sincèrement satisfait de ma journée, d’autant que je l’ai entièrement passée en étant éloigné de mon ordinateur, ce qui vaut bien une cure de thalassothérapie ! Je ne vois pas pourquoi je m’encombrerai d’un smartphone qui m’apporterait à longueur de journée ce à quoi je suis si content d’échapper de temps à autre… En attendant qu’Alexandre ne me serve, je feuillette le tome 4 des Zappeurs de Serge Ernst que j’ai réceptionné : j’ai déjà recueilli la moitié de la collection, je les aurai bientôt tous. J’adore cette BD qui me rappelle l’ambiance de la maison familiale quand j’étais encore un petit bout de chou, avec mes parents et la télé ; j’ai beau cracher sur « l’étrange lucarne », je lui dois quand même de beaux souvenirs… Pour revenir à cet album des Zappeurs, si je ne devais en retenir qu’une seule histoire, ce serait celle où Raymond, le père, s’endormant devant une soirée électorale (ça se comprend un peu), rêve qu’il est président et agit de façon à peu près aussi indigne que de (trop) nombreux chefs d’États existants. Mine de rien, Ernst, dessinateur d’humour, semble avoir compris une chose : on a beau jeu de vilipender les hommes politiques, nul ne peut garantir qu’il agirait plus moralement qu’eux s’il avait les leviers du pouvoir entre ses mains : le mythe de l’anneau de Gygès n’était pas entièrement erroné… « Il y a peu de chances qu’on détrône le roi des cons ! »
Jeudi 21 octobre
11h : Je dois prendre le car pour Porspoder, d’où un ami me conduira jusqu’à Lanildut où je dois retrouver, pour l’interviewer, un auteur de BD qui m’avait marqué étant petit et qui a eu la bonne idée de rééditer sa série qui, à l’époque, n’avait pas eu le succès commercial qu’elle méritait mais avait quand même rassemblé autour d’elle un cercle de fans sensibles à son humour et à son originalité. En attendant, tant qu’à faire d’être à la gare, j’en profite pour jeter un œil sur les journaux : bien entendu, la « une » des quotidiens est centrée sur le 49-3 dégainé par le gouvernement pour faire passer un texte budgétaire, ce qui ne s’était plus fait depuis une trentaine d’années… Il y a unanimité pour crier à l’aveu de faiblesse : je parlerais plutôt de déni de démocratie institutionnalisé ! Et dire que c’est pour retrouver ce monde-là que j’ai poireauté pendant la pandémie ! Et dire que c’est pour sauver ce monde-là que j’ai voté contre Le Pen pour la troisième fois de ma vie (la première était déjà de trop) ! Je risque une baffe si je dis que je suis un peu amer ? Mais la nouvelle qui m’attriste le plus est quand même la mort de Jean Teulé : c’est bizarre, parce que quand Houellebecq est mort, ça ne m’a rien fait ! Non, mais sans rire, j’aimais vraiment Teulé qui, pour moi, reste associé aux grandes heures de Nulle Part Ailleurs sur Canal+ et dont j’appréciais les romans, même le si décrié Mangez-le si vous voulez qui ne pouvait que trouver un écho chez un ancien bouc émissaire comme moi… J’adresse toutes mes condoléances à Miou-Miou et je prends note qu’il y a un restaurant à éviter ! « Dans un coin pourri du pauvre Paris sur une place, l’est un vieux bistrot tenu pas un gros dégueulasse… »
Cette représentation de Jean Teulé au temps où il était encore "rubriquard" sur Canal+ est un emprunt assumé au jeu "Super Nullos".
13h : J’arrive à Porspoder, plus exactement au seul arrêt de car de la commune, sur un parking situé en face d’une biscuiterie. De l’autre côté, des dunes à perte de vue ! On en oublierait presque qu’il y a une ville (ou ce qui en tient officiellement lieu) à deux pas d’ici… On est à une demi-heure de Brest et on est déjà dans la Bretagne profonde telle que l’aimait tant le pas du tout regretté Jean-Pierre Pernaut ! « Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure… »
13h30 : Mon voitureur est arrivé alors que j’étais en train de faire un croquis de la biscuiterie : je l’ai bâclé en quatrième vitesse pour ne pas faire attendre inutilement ce vieil ami qui est déjà bien bon de faire la navette. Ça y est, je me rappelle pourquoi je fais rarement du croquis de paysage : c’est parce que, quand j’en ai l’opportunité, j’ai toujours peur de ne pas avoir le temps de terminer, et ce n’est pas cette anecdote qui va me faire changer d’avis ! Chemin faisant, mon conducteur me parle de son oncle qui est né la même année qu’Elizabath II et qui a besoin d’aide parce que l’office des HLM lui a envoyé un courrier qui l’inquiète… Je ne voudrais pas insister lourdement sur les gaspillages des administrations qui gâchent du papier en envoyant des courriers le plus souvent inutiles et effraient en vain les gens qui ne comprennent pas leur langage tarabiscoté, mais ce n’est pas de ma faute si les ronds-de-cuir nous tendent le bâton pour les battre ! « Ils tombent, tombent, tombent, tombent, et, selon les avis compétents, il paraît que cette hécatombe fut la plus bell' de tous les temps ! »
Mon croquis inachevé :
14h : Me voilà devant Léo Beker, le créateur de Louison Cresson : je suis un peu ému mais je me garde bien de toute idolâtrie qui agacerait ce monsieur très simple. L’entretien dure une bonne heure : c’est que j’en avais, des questions à poser sur cette série hors norme où un petit Français des années 1950 devient l’ami et le protecteur des moines fantômes qui hantent l’abbaye en ruines où son cousin produit du vin… « Hélas, il ne pleut jamais du gros bleu qui tâche. Qu'elles donnent du vin, j’irai traire enfin les vaches. »
15h30 : À l’issue de notre entrevue, mon hôte se propose de me reconduire à Brest : je n’ose pas refuser, d’autant que ça me permet de ne plus déranger l’ami qui m’a conduit jusqu’ici. Chemin faisant, cet excellent auteur, Argentin par son père, me parle de son autre passion : le tango. Après lui avoir avoué franchement (face au tango, je suis cash !) que je ne m’intéresse pas outre mesure à la danse (je n’ai plus guinché depuis le mariage de ma meilleure amie il y a sept ans !), je lui parle de la chanson de Charles Trenet qui écornait cependant moins le tango en tant que tel que la mode dont il faisait l’objet au début du XXe siècle : Léo me répond qu’il est normal que le tango ait laissé cette impression à Trenet car, en ce temps-là, l’Argentine, alors un pays prospère grâce au commerce du cuir, envoyait en Europe les jeunes de sa haute société pour étudier, et c’est donc cette jeunesse dorée et décadente, plus préoccupée par l’alcool et les femmes que par l’avenir du commerce argentin (ce qui peut, rétrospectivement, expliquer bien des choses !) qui a importé le tango en France, contribuant directement à en donner l’image peu flatteuse dont Trenet s’est fait le relai ! Pour ne rien arranger, on en parlait alors comme d’une danse « passionnée » tout en le pratiquant d’une manière très sèche, presque militaire ! Les succès sont parfois fondés sur des malentendus, y compris les plus passagers. « C’est quatre sous pour un tango, et quand on peut pas se payer tout ça, y a des boîtes à deux ronds la java. »
18h : Avant de descendre au port de commerce pour la scène ouverte du jeudi soir à La Raskette, je fais une pause à la friterie où je suis servi par un jeune homme à l’air triste et au fort accent maghrébin (non, aucun rapport de cause à effet) : je commande notamment une saucisse et, à peine attablé, je me sens un peu coupable vis-à-vis du serveur… Je pense à ce commentaire de Roland Barthes sur le vin à une époque où les Français consommaient abondamment du gros rouge produit en Algérie :
« Car il est vrai que le vin est une belle et bonne substance, mais il est non moins vrai que sa production participe lourdement du capitalisme français, que ce soit celui des bouilleurs de cru ou celui des grands colons algériens qui imposent au musulman, sur la terre même dont on l’a dépossédé, une culture dont il n’a que faire, lui qui manque de pain. Il y a ainsi des mythes fort aimables qui ne sont pas tout à fait innocents. Et le propre de notre aliénation présente, c’est précisément que le vin ne puisse être une substance tout à fait heureuse, sauf à oublier indûment qu’il est aussi le produit d’une expropriation. »[1]
Bien sûr, rien ne prouve que mon serveur, s’il n’est pas douteux qu’il est arabe, soit bien musulman : mais rien ne prouve non plus qu’il ne l’est pas. Bien sûr, je ne le dépossède de rien, dans l’absolu. Mais il n’empêche que pour gagner sa vie, il lui est imposé (on travaille rarement par choix dans ce genre d’établissement) de faire commerce d’une viande dont il n’a probablement que faire et je ne peux m’empêcher d’y voir une expression de la violence exercée par la société française contre ceux qui ne consomment pas de viande de porc, cette même violence qui s’exprime quand un maire d’extrême-droite impose le port à la cantine de l’école dans sa ville (ce qui exclut aussi, de facto, les enfants juifs, je le rappelle) ou quand un « humoriste » TF1-compatible rappelle que Ben Laden ne mangeait pas de porc, comme si c’était suspect en soi… « Ne r’pousse pas du pied mes p’tits cochons ! »
18h45 : Vous connaissez le cliché raciste de la mamma noire aussi obèse qu’autoritaire qui traîne autour d’elle une marmaille bruyante au sein de laquelle elle essaie tant bien que mal de faire régner un semblant d’ordre ? Ce n’est pas qu’un cliché raciste : je suis bien étonné d’en voir une prendre le bus desservant le port ! À l’agacement que provoque ce vacarme s’ajoute celui que fait naître en moi la fainéantise du chauffeur : sous prétexte que ça bouchonne sur les rampes (comme d’habitude à cette heur-ci), il nous fait descendre dès l’arrêt suivant et nous fait prendre une navette, pile au moment où la pluie commence à tomber… La mamma descend finalement, suivie de sa smala, au niveau de la Carène : mon étonnement grandit de plus belle car je ne vois pas ce qui peut intéresser cette famille dans cette salle dédiée aux « musiques actuelles ». Plus tard, je lirai sur la porte que le spectacle était interdit aux mineurs… La vie est pleine de petits mystères, mais plus je connais les gens, moins j’ai envie de percer leurs secrets ! « Me demandez pas de chanter ça si vous redoutez d’entendre ici que j’aime à voir, de mon balcon, passer les cons. »
19h30 : Il y a un peu plus de monde que la semaine dernière à La Raskette, je retrouve notamment Anna, l’accordéoniste allemande qui a décidé de s’installer à Brest (encore une confirmation…), Cyril, le jeune conteur, et bien sûr, la charmante Cécile, animatrice intérimaire et méritante : elle profite elle-même de la scène pour une reprise de « La Marine » de Brassens, ce qui me permet d’inscrire la demoiselle à mon tableau de chasse graphique ! Le résultat lui plait beaucoup, d’une part parce qu’on ne l’avait encore jamais dessinée (il y a un début à tout) et d’autre part parce que, dit-elle, on ne voit pas ses cernes sur mon dessin ! Curieuse remarque : elle est ravissante et je n’avais même pas remarqué qu’elle avait des cernes ! Il faut dire aussi qu’avec celles que je me paie sous les yeux (il faut que j’enlève mes lunettes pour les montrer, autant dire qu’on les remarque rarement), les siennes me paraissent anecdotiques… Une dame, remarquant mon écriteau annonçant mon activité de caricaturiste, dit qu’elle me trouve « très souriant » : un peu étonné, je ne saisis pas l’ironie de la remarque et je réponds que c’est la première fois qu’on me le dit ! De fait, elle disait ça par antiphrase : je lui explique que comme la plupart des autistes Asperger, j’ai du mal à saisir le second degré et les sous-entendus… Je ne suis pas vexé et je ne cherche même pas à justifier mon absence de sourire : si je ne souris pas, c’est mon droit, après tout, non ? Quand je monte sur scène à mon tour, je rends hommage à Jean Teulé avec quelques slams plus ou moins proches de son univers romanesque, à commencer évidemment par « Fleur de tonnerre », inspiré directement de son livre du même nom consacré à Hélène Jégado, la « femme fatale » des campagnes bretonnes, l’une des plus redoutables empoisonneuses de la France du XIXe siècle et même de toute l’histoire criminelle européenne – en comparaison, Lucrèce Borgia, dont on sait aujourd’hui qu’elle était plus victime que complice des folies de son père et de son frère, était une innocente vêtue de lin candide… J’ai mon petit succès, même s’il est un peu difficile de se concentrer avec les cinq beaufs du fond de la salle qui rient grassement sans prêter la moindre attention à ce qui se passe sur scène ! Cela dit, ma plus grande satisfaction de la soirée me vient d’une femme d’âge mûr qui me fait faire sept caricatures pour les offrir à son compagnon à l’occasion de son anniversaire ! Mes dessins plaisent de plus en plus, je ne peux que m’en féliciter, même s’il ne m’a pas été facile de réaliser ces caricatures d’après des photos sur smartphone dans l’ambiance enfiévrée installée par un groupe assez étonnant qui arrive à produire, avec des instruments « classiques » (piano, guitare, basse, batterie) des effets similaires à celui d’une musique électronique ! Je suis épuisé mais content : j'ai la vague impression de ne pas voler mon argent... « Du temps que je vivais dans le troisième dessous, ivrogne, immonde, infâme, un plus soûlaud que moi, contre une pièce de cent sous [m’a fait croquer] sa femme. »
Vendredi 22 octobre
7h30 : Me revoilà à la gare routière, cette fois pour partir à Plougonvelin afin d’y rencontrer le directeur d’un centre culturel inspiré par une expo de mon travail. Je me suis couché tard, sortie à La Raskette oblige, et me suis levé tôt pour être sûr de ne pas rater le car – Plougonvelin a beau être mieux desservi que Pospoder (mais moins bien, ce serait difficile), il ne faut cependant pas rater le départ. Je suis donc très mal réveillé : pour ne pas m’endormir en m’asseyant, je prends un café au lait sans sucre : je trouve le goût du café horrible, mais il faut reconnaître que ça donne un bon coup de fouet, je comprends mieux pourquoi les gens « normaux » sont accros à ce breuvage… En revanche, ça n’atténue en rien l’angoisse que j’éprouve à chaque fois que je me rends vers un lieu inconnu ! « J’aurais jamais dû m’éloigner de mon arbre… »
8h30 : C’est parti ! Je n’ai pas emporté de livre, espérant mettre à profit le temps qui, à l’arrivée à Plougonvelin, me restera avant l’heure du rendez-vous pour avancer dans mes travaux graphiques et scripturaires. Je savoure ainsi les paysages qui défilent, spectacle d’autant plus plaisant qu’il m’est offert dans le confort du car, sans que je me mouille sous la pluie battante. En somme, j’ai la confirmation de ce propos du philosophe Alain sur les voyages en train :
« Par de larges baies on voit passer les fleuves, les vallées, les collines, les bourgades et les villes ; l’œil suit les routes à flanc de coteau, des voitures sur ces routes, des trains de bateaux sur les fleuves ; toutes les richesses du pays s’étalent, tantôt des blés et des seigles, tantôt des champs de betteraves et une raffinerie, puis de belles futaies, puis des herbages, des bœufs, des chevaux. (…) Quel spectacle égale celui-là ? Mais le voyageur lit son journal, essaie de s’intéresser à de mauvaises gravures, tire sa montre, bâille, ouvre sa valise, la referme. »[2]
Aujourd’hui, les smartphones remplacent les journaux, mais les voyageurs ont à peu près la même attitude de mépris et d’impatience vis-à-vis d’un spectacle qu’on leur offre gratuitement – puisqu’ils ne paient que pour le déplacement. On ne parle pas assez de l’intemporalité d’Alain… « Le temps ne fait rien à l’affaire : quand on est con, on est con ! »
9h : Arrivé au bourg de Plougonvelin, j’entreprends d’explorer les lieux pour trouver un havre où je pourrai écrire et dessiner avec une tasse de thé à portée de main en attendant mon rendez-vous – c’est d’autant plus urgent qu’il pleut déjà à seaux ! Une flèche m’indique l’office de tourisme : je la suis, espérant y glaner des renseignements, et je me retrouve à remonter une de ces rues pavillonnaires qui me dépriment, d’autant qu’il y a des travaux, qui plus est sous la pluie et dans le vent… Je déclare forfait et fais demi-tour vers le bourg, espérant pouvoir me rabattre sur les cafés : n’importe quoi, même un bar-tabac-PMU, je suis preneur ! Mais même ça, je ne trouve pas : tous les débits de boisson sont fermés ! Au mieux, ils n’ouvrent que tardivement, au pire, ils sont en congés ! Dépité, je profite du seul rayon de soleil que m’offre ce désert urbain, une épicerie bio où j’achète les produits que je n’ai pas pu acquérir ce matin, faute d’avoir pu faire mon marché. Une fois cette emplette réalisée, je décide de repérer le centre culturel pour au moins ne pas m’égarer : je le trouve assez facilement et je suis impressionné par ses dimensions, plutôt étonnantes dans ce bled ! Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, je m’abrite dans une cabane en bois, vraisemblablement un arrêt de car désaffecté (il n’y a même pas de fiches horaires) et j’attends l’heure… Je n’ai rien à lire, je ne peux pas sortir mon ordinateur, ce que j’ai devant moi ne mérite pas d’être dessiné, je n’ai personne à qui parler : cette prise de contact avec Plougonvelin commence dans une ambiance discutable ! « Un p’tit coin de parapluie contre un coin d’paradis… »
11h : Je rencontre enfin le directeur de l’ espace Keraudy : j’avais emporté mon disque dur externe pour lui montrer mon travail, mais cette précaution s’avère inutile puisqu’il a déjà pris la peine de se renseigner sur mon compte. Comme quoi il y a encore des gens qui font bien leur boulot ! Il me fait comprendre que le programme de la saison est déjà plein mais qu’il est très intéressé par ma production : nous nous mettons d’accord pour une exposition à partir de septembre 2023. Il va donc falloir attendre, mais le jeu en vaut la chandelle : jamais je n’aurai eu l’occasion d’exposer dans un espace aussi vaste ! Et au vu de la place dont on dispose, il sera envisageable de faire un événement grandiose à l’occasion du vernissage ! La reconnaissance arrive enfin, je ne vais pas bouder mon plaisir… « Si je n’avais pas dû rencontrer le succès, j’aurais tout comme toi, pu virer malhonnête... »
11h30 : L’entretien a été plus bref que prévu : que voulez-vous répondre à quelqu’un qui ne vous critique pas et avec qui vous vous mettez d’accord sur presque tout ? Cette réussite ne tarde pas à me montrer son revers quand je me retrouve à nouveau seul sous la pluie, avec deux heures à tuer avant de pouvoir reprendre le car pour Brest… Autant dire que je tombe de haut ! Pour être sûr de remonter, je décide de toucher le fond tout de suite en me sustentant dans le seul établissement ouvert : un kebab… Pour une somme heureusement modique, j’acquiers une portion de frites en carton et un cheeseburger qui pourrait tenir dans ma main minuscule, le tout servi par un type aussi gai qu’un mérou centenaire réveillé en pleine nuit par son banquier qui lui aurait ordonné de régulariser son découvert sous peine d’interdiction de chéquier… J’ai beau être en train de devenir un artiste à succès, je reste un pauvre con comme vous tous ! « Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées… »
12h30 : Mal rassasié, je marche à nouveau sous la pluie : les travaux du bourg dévient la ligne de car, je ne tiens pas à prendre le risque d’attendre à un arrêt qui serait non desservi sans que je le sache, alors je prends sur moi de chercher une station m’inspirant à peu près confiance, et couverte de préférence. Bien entendu, je me retrouve vite sur une voie sans trottoir, je suis donc obligé, pour ne pas tremper mes godasses dans des pelouses boueuses, de déambuler sur la voie carrossable : une source d’angoisse supplémentaire... Quand je croise un chien (j’ai une peur bleue de la gent canine) je me demande si je ne suis pas maudit ! Mais mes efforts sont récompensés quand je trouve enfin un arrêt avec abri et fiches horaires : les déplacements, c’est comme la carrière artistique : c’est la ténacité qui finit par payer. « Sans technique, un don n’est rien qu’une sale manie. »
15h30 : Enfin rentré chez moi après cette excursion éprouvante, j’apprends la démission de Liz Truss après 44 jours à Downing Street… C’est moi ou c’est vraiment le bazar, en ce moment ? Ce n’est pas demain que je me lance en politique… Qu'ils se démerdent ! « Je vivais à l’écart de la place publique, serein, contemplatif, ténébreux, bucolique… »
Voilà, c'est tout pour cette semaine, à la prochaine !
Samedi 8 Octobre
15h : Encore tout à la joie des bienfaits de la science du massage de mon amie, je fais une pause au Béaj Kafé pour écrire. Heureusement que je suis à peu près détendu, faute de quoi je serais à deux doigts de perdre patience devant la porte qui reste ouverte et les nombreux clients qui entrent en bras de chemise, deux détails qui me rappellent la catastrophe climatique à venir et rendent poreuse ma bulle de sécurité : je demande quand même avec fermeté qu’on ferme la porte…
19h : Au pot de lancement de l’exposition de Soraya Latrous au Temple du pharaon (le vernissage proprement dit aura lieu le mois prochain), il m’arrive une tuile digne d’une comédie à la française : une toile tombe et je me la prends sur la tête ! Elle n’était pas accrochée au mur, elle était seulement posée sur la banquette, et la loi de la gravité s’est donc rappelée à elle au premier mouvement un peu brusque… Heureusement qu’elle n’était pas encadrée ! Encore que… Je me demande si je n’aurais pas préféré qu’elle le soit et que je me fasse vraiment très mal : à choisir, j’aime mieux être plaint qu’être ridicule ! On dit que le ridicule ne tue pas : c’est exact, je peux attester que personne ne rit aux enterrements…
Dimanche 9 octobre
11h : Il devenait urgent que je vide mes poubelles. Descendant dans le local prévu à cet effet, je suis bien surpris d’y voir deux personnes qui, de toute évidence, se livraient à une activité sans rapport direct avec la vocation première de cet endroit ! Laquelle ? Impossible à dire, mais il est clair que je les dérange alors qu’ils cherchaient la discrétion. Ce sont deux personnes plutôt jeunes, en tout cas certainement pas plus âgées que moi, un michton assez costaud qui me regarde d’un air méfiant et une jeune femme plutôt jolie qui se veut rassurante : elle me dit que la poubelle dont j’ai besoin est momentanément « occupée » mais qu’elle s’occupera d’y déverser les déchets que je descends. J’accepte, en précisant que je vais devoir revenir, mais je me demande quand même ce qu’ils faisaient là !
11h05 : Je redescends déjà au local à ordures : les deux « visiteurs » sont déjà partis. J’avais laissé sur place l’une des poubelles que j’avais descendues : je la retrouve vide, la donzelle a tenu parole. L’incident est clos, mais je suis toujours aussi dubitatif : avais-je affaire à un couple illégitime qui cherchait la discrétion ? J’avais cru voir le mec refermer sa braguette quand je suis entré… Tout de même, c’est un lieu de rendez-vous bien peu glamour, même pour deux personnes fauchées ! À moins qu’ils ne se livraient à un petit trafic illicite ? Je ne peux pas le prouver : je n’ai rien vu de suspect, juste un permis de conduire tout ce qu’il y a de plus conforme (du moins en apparence) à la réglementation. De toute façon, le gars avait l’air tellement brutal que je n’aurais pas osé lui poser la moindre question : encore un mystère potentiellement exploitable dans le cadre d’un scénario !
13h : Trompant mon ennui dominical (et surtout ma lassitude) sur le web, je tombe sur une information pas catastrophique mais peu réjouissante : Raquel Welch serait morte ! Je suis tout de même un peu étonné que la nouvelle n’ait pas eu plus d’impact, même s’il est vrai que celle qui fut la plus belle actrice du monde n’était plus toute jeune et que son décès n’aurait donc rien d’étonnant. Renseignement pris, il s’avère que j’ai été victime d’une des innombrables fake news qui circulent sur le web et que l’inoubliable Loana de Un million d’années avant J.C. (même s’il est vrai que son interprétation fut surtout mémorable pour des raisons sans rapport direct avec la qualité intrinsèque du film) est bien vivante, à 82 ans… Cette anecdote peut prêter à sourire, mais elle est tout de même effrayante : ce n’est pas la première fois que circule la rumeur erronée de la mort d’une célébrité, il y a eu des précédents mémorables (Paul McCartney, Isabelle Adjani, etc.) mais Internet donne une ampleur inespérée à des bruits qui pourraient (et, surtout, devraient) ne pas dépasser les frontières d’un petit cercle de crétins trop imaginatifs : ça peut détruire des vies entières ! Là, c’est tombé sur une star internationale : mais imaginez que la toile proclame la mort d’une personnalité moins bien armée pour se défendre ! Si la rumeur n’était pas démentie à temps, qu’adviendrait-il de cette personne ? Ne risquerait-elle pas d’être officiellement déclarée décédée et de faire face au cauchemar administratif imaginé par Binet dans Les fous sont lâchés, sans doute le plus angoissant des albums des Bidochon ? Ne risquerait-elle pas d’être prise pour un imposteur et de risquer tous les problèmes que cette accusation impliquerait, tel Michel Blanc dans Grosse fatigue ? En 2012, un journaliste de Charlie Hebdo écrivait qu’Internet « sera ce que nous en ferons »[1] : dix ans après, on voit ce qu’on en a fait… Je me souviens d’une conversation avec une amie prédisant que tôt ou tard, Internet sera verrouillé et que c’en sera fini de la liberté qui y règne pour l’instant : c’est drôle, j’ai presque hâte que ça arrive !
Lundi 10 octobre
9h : Une fois levé et (à peu près) opérationnel, l’un de mes premiers gestes est de m’informer de l’état de mes finances : pour l’heure, tout va bien, même s’il y a une dépense « de fonctionnement » qui passe de moins en moins. Payer le gaz et l’électricité, ça va encore (pour l’instant) ; payer mon loyer, pas de problème ; devoir payer une assurance pour avoir le droit de payer un loyer, à la rigueur ; mais je supporte de moins en moins d’être obligé de gaspiller 45 euros par mois pour engraisser une mutuelle qui ne me sert pour ainsi dire à rien puisque je ne suis presque jamais malade et qu’elle ne m’octroie que des remboursements dérisoires quand j’en ai vraiment besoin, par exemple quand je dois changer de lunettes… Macron a supprimé la redevance télé : ça me fait une belle jambe, vu que je n’ai pas la télé ! En revanche, même si c’est très rare, il peut m’arriver d’être malade : je ne dois pas être le seul car « l’étrange lucarne » n’est pas obligatoire alors qu’en revanche, on ne peut que difficilement se passer de sa santé ! Si on veut vraiment augmenter le pouvoir d’achat, qu’on commence par mettre fin au racket institutionnalisé des mutuelles et qu’on se dote à nouveau d’un système de santé digne de ce nom !
Sans aucun rapport, voici deux dessins sur le conflit entre TF1 et Canal+ :
Mardi 11 octobre
15h : Je reçois la visite d’une amie, prof d’espagnol de prépa de son état, qui me fait part, entre autres, d’une bonne idée qu’elle a eue récemment : organiser une sortie dans Brest pour ses étudiants, souvent internes, qui ne voient de la ville que leur pensionnat et leurs salles de cours. Il lui a bien fallu vaincre le scepticisme de ses collègues, tous persuadés qu’au vu de gros travail demandé aux élèves de telles classes, ceux-ci seraient trop exténués pour se permettre de telles visites, mais finalement, l’idée a été acceptée et mise en application. Le résultat ? Les étudiants sont ravis et séduits par l’offre culturelle brestoise qui ne peut qu’être bénéfique à moyen terme pour leur parcours : tout le monde s’accorde à dire que l’idée de mon amie était excellente. Cette anecdote confirme l’attractivité grandissante de la ville de Brest et, surtout, prouve que les idées les plus originales sont souvent les meilleures à condition de se donner les moyens de les appliquer : seuls ceux qui sont assez fous pour s’imaginer qu’ils peuvent faire bouger les lignes y parviennent.
Une œuvre d'art abstrait de mon cru, fraîchement finalisée : je l'ai montrée à ma visiteuse et son commentaire m'a incité à la baptiser Heraldic Pop - pour l'anecdote, pour dessiner cette forme rappelant à la fois l'aigle et l'épée, je suis tout bonnement partie... D'une trace de sueur sur mon t-shirt au cours d'une marche en forêt.
Mercredi 12 octobre
11h : J’avais sollicité deux amis pour m’aider à déménager jusque chez moi un meuble rempli d’affaires m’appartenant et que j’ai laissé chez mes parents : malheureusement, j’ai reçu un message de l’un d’eaux m’annonçant que l’opération semblait compromise à cause de la « pénurie de carburant »… J’avoue que je n’étais pas au courant : j’avais pourtant pris des bonnes résolutions pour cette rentrée, entre autres celle de lire plus régulièrement le journal pour me professionnaliser en tant que dessinateur satirique, maintenant qu’il n’y a plus de pandémie ni d’élection susceptible de faire naître en moi une angoisse démesurée. Mais bien entendu, rien ne s’est passé comme prévu et je rate parfois des informations importantes… Bref : une fois de plus, voilà un projet compromis, non pas à cause des grévistes mais à cause des automobilistes qui, probablement sans s’en rendre compte, provoquent eux-mêmes la pénurie en se ruant sur les pompes comme si l’armée du IIIe Reich était de retour ! Chaque fois que j’assiste à cette folie autour de l’essence, chaque fois que je vois les panses pleines céder à la peur de manquer, je repense à Reiser qui, dans les années 1970, avait contribué activement à la recherche d’un autre mode de vie et de sources d’énergie alternatives, et je me dis que s’il savait que, près de quarante ans après sa mort, on en est encore à deux doigts de s’étriper pour quelques gouttes de pétrole, il aurait envie de se flinguer ! Et je crois que je lui demanderais de me laisser une balle de côté…
17h : Je me rends à pied au cours du soir ; chemin faisant, je vois qu’il y a toujours autant de bagnoles dans les rues et que les dingues à moto ne sont absolument pas calmés : où sont les gens faisant la queue à pied, un jerrycan à la main, pour quelques litres d’essence ? Elle est où, la pénurie, si ce n’est dans l’imagination des accros au vroum-vroum qui se sentiraient émasculés si on les privait de leur voiture chérie ? Je croirai à la pénurie de carburant quand il n’y aura plus un seul véhicule à essence sur les routes ! En attendant, tel Yvon Étienne, « moi, j’vais à pied, comme ça, je suis sûr d’arriver »[2]…
Au cours du soir, nous avions un modèle vivant : les poses n'excédaient pas cinq minutes, ce qui excluait évidemment la possibilité d'entrer dans le détail. Le but de l'exercice était justement d'aller assez vite pour saisir l'allure générale du corps. Pour la première, que voici, la prof m'a signalé que j'avais fait des seins trop hauts et des jambes trop longues : paradoxalement, cette remarque m'a rassuré puisqu'elle prouvait que, même après quelques mois sans croquis de nu, je ne tombais plus dans les erreurs classiques des débutants - têtes trop grosses, mains et pieds trop petits, centre de gravité mal placé, etc.
Dès les poses suivantes, la prof ne m'a plus fait les même remarques, signe que j'ai instinctivement retrouvé les bons réflexes.
Petit gag en passant : après avoir fini le dessin ci-dessous, j'avais l'impression qu'Hélène (c'est son nom) suçait son pouce, comme Carroll Baker dans Poupée de chair... Je ne sais pas si c'est très sain d'avoir des pensées pareilles.
Si la plupart des poses n'ont duré que cinq minutes, on a aussi eu droit à deux plus longues : d'abord une pose de dix minutes, que voici - d'autres habituées du cours m'ont fait remarquer quel le rendu était plus minutieux que ce à quoi je les avais habituées, j'ose donc croire que ce cours m'a vraiment aidé à faire des progrès.
Pour le dessin ci-dessous, la pose a duré quinze minutes : nous avions pour consigne de ne nous focaliser que sur le tronc du modèle.
Pour en finir avec le cours du soir, voici une image qui nécessite un minimum d'explications : la prof aime que ses élèves lui ramènent des dessins d'observation faits à la maison, sur un thème déterminé. Pour l'heure, le thème est celui de la salle de bains, d'où ce dessin de robinet exécuté avec une relative sobriété - au moins, on voit ce que c'est !
Jeudi 13 octobre
8h : J’ai dû me lever tôt pour m’assurer d’arriver à l’heure à un rendez-vous à Saint-Pierre, autant dire à l’autre bout de la ville. Cette précaution est d’autant plus judicieuse qu’à cause d’une déviation qui condamne l’arrêt habituel, je suis obligé de marcher pendant un bon quart d’heure pour atteindre une station desservie : voilà un problème que les automobilistes n’ont pas ! En sortant, je constate qu’il pleut et je me dis : « chouette » ! Non, je ne suis pas masochiste, mais voilà : non seulement ça me rassure de voir qu’il peut encore faire un temps automnal en automne mais, surtout, je ne peux m’empêcher de ressentir la petite satisfaction, fort bien décrite par Tronchet, qu’éprouve le dépressif quand les éléments se mettent à l’unisson de son propre cafard…[3] Pourquoi ai-je le cafard ? Parce que je suis tiraillé : d’un côté, j’en ai marre, à mon âge et avec mon niveau d’étude, de devoir rendre des comptes à la CAF et au Pôle Emploi pour avoir de quoi survivre, mais de l’autre, je n’ai pas non plus envie de gagner ma vie à n’importe quel prix, par exemple en sacrifiant ma vie artistique ; en tant que personne en situation de handicap, j’ai le droit de postuler pour les emplois publics, mais si je me faisais embaucher dans ce secteur avec lequel on ne transige pas facilement, il me faudrait probablement sacrifier le cours auquel j’assiste actuellement aux Beaux-Arts, ce à quoi je ne tiens pas pour l’instant car j’ai eu assez de mal à m’y inscrire et je ne veux pas être privé du plaisir, après les deux années pour le moins perturbées que nous avons connues, de suivre enfin une année « normale » de ce cours qui, aux yeux de tous, m’a fait faire d’énormes progrès. Alors, vive la pluie ! Voir la nature en fête et des gens qui sourient jusqu’aux oreilles serait un calvaire pour moi, en ce moment…
10h : Pile à l’heure pour mon rendez-vous au Maquis où j’interviewe la coordinatrice en vue d’un article sur les dix ans de ce lieu de création artistique et de réflexion citoyenne : c’est un très bel endroit, il y règne une atmosphère de liberté et de créativité que je trouve dans peu d’autres établissements, fussent-ils dédiés eux aussi au spectacle vivant. Il est situé au cœur du quartier, donc facile d’accès, tout en étant un peu « coupé du monde », ce qui permet aux intelligences de s’y épanouir à l’abri de la folie du monde… Je vais regretter de partir !
Une partie de l'équipe du Maquis - cette photo ne sera peut-être pas celle qui illustrera mon article, j'ai l'habitude de laisser la rédaction choisir entre plusieurs visuels possibles.
16h : Je retrouve Soraya Latrous, chez elle cette fois : j’aime sa peinture, notamment ses toiles mettant en scène des femmes luttant pour leur dignité, on sent une puissance qu’on ne retrouve que dans l’art africain, mais surtout, je suis impressionné par son parcours qui l’a menée en Afrique, en Indonésie… Je parle assez peu (je n’ai pas la tête à ça), je l’écoute attentivement me parler de son art, de sa vie. L’un des grands regrets de ma vie est de ne pas avoir suffisamment interrogé mes grands-parents sur leur jeunesse, eux qui ont connu la guerre et auraient sûrement eu des choses à me raconter : Soraya a beau n’avoir que six ans de plus que moi, elle a vu et connu tellement de choses qu’elle a sa place toute trouvée parmi les fréquentations qui m’aident à me rattacher à une histoire et à combler le vide laissé par ma méconnaissance du passé de ma propre famille…
Soraya Latrous au Temple du pharaon (photo prise samedi dernier) :
17h50 : Avant de descendre au port de commerce, je risque un tour à la Vagabunda, un lieu d’exposition ouvert récemment en plein centre-ville : la gérante m’explique que leur programme est plein au moins jusqu’à la rentrée 2023 mais qu’ils peuvent me prendre quelques œuvres pour une expo collective en décembre et me prévoir deux événements. Nous nous mettons d’accord pour caler deux dates : je ne dois négliger aucune piste pour relancer ma carrière dont la progression a été sérieusement freinée par le Covid. Affaire à suivre, donc…
18h30 : J’arrive largement en avance pour l’Open Mik à la Raskette. Pour l’instant, il n’y a pas grand-monde dans l’établissement : je peux ainsi sereinement me préparer et sortir les affaires dont j’aurai besoin, à savoir mon classeur avec mes slams, mon matériel de dessin et, surtout, le présentoir tout neuf que je viens d’acquérir pour signaler mon activité de caricaturiste. Il a toutes les qualités : son aspect est tout de même plus « classe » et plus professionnel que le carton à dessin que j’employais jusqu’à présent, sur lequel étaient fixées quatre malheureux tirages abîmés ; mais surtout, il tient debout tout seul sans que je doive le surveiller en permanence et je peux le rouler facilement, ce qui me permet de le ranger dans mon sac à dos sans l’abîmer, fini de devoir me trimbaler dans toute la ville avec mon cabas sur l’épaule… Je dirais bien que le bonheur tient à peu de choses si j’étais capable d’en profiter !
Le présentoir en question :
20h : Toujours très peu de monde, même parmi les candidats à la scène : voilà bientôt une heure que nous y passons à tour de rôle, moi et un pianiste d’âge mûr. C’est la première fois depuis longtemps que je vois si peu de monde à La Raskette : je sais bien que Cécile, qui assure l’animation par intérim, n’a pas exactement le charisme d’Éléonore, mais elle n’en est pas moins charmante et ne démérite pas… Mais non, ce n’est pas lié à elle : dix contre un que les gens limitent les sorties parce qu’ils ont peur de manquer de carburant ! Il est dit qu’un jour, l’homme aura épuisé les énergies fossiles : nous pourrons alors dire, comme pour certains ennemis, qu’elles nous auront fait chier jusqu’au bout !
21h30 : Épuisé par une journée bien remplie et, surtout, conscient que ce n’est pas ce soir que je trouverai des clients pour mes caricatures, je prends congé une heure plus tôt que d’habitude, non sans avoir eu, avant de partir, une conversation avec le pianiste : il est effectivement quinquagénaire, me dit être fan de Barbara et d’Hubert-Félix Thiéfaine (ça suffit à me prouver que c’est un type bien) et ne tarit pas d’éloges sur mes slams, notamment « Les aspsis sont pas des rateurs »[4]. Étant décidément mal dans ma peau en ce moment, je lui demande si, à ses yeux, je dois continuer. Il me répond : « Bien sûr, si c’est ça qui te rend heureux ! » Comprendront-ils un jour que rien ne me rend heureux ?
Le pianiste vu par votre serviteur :
22h30 : Une fois rentré, je dépose une nouvelle candidature à la qualification de maître de conférence en philosophie : j’ai déjà échoué deux fois, mais depuis, j’ai eu le temps d’accumuler un surcroît d’expérience dans l’enseignement et la recherche. Si ça rate encore cette fois, j’abandonne et je me lance dans un nouveau doctorat, en histoire contemporaine cette fois, afin de valoriser les acquis de ma vie « professionnelle »… Au moins, on ne pourra pas me reprocher de ne pas avoir essayé !
Vendredi 14 octobre
10h : Entrevue avec une chercheuse intéressée par un projet de journée d’études que je mûris depuis déjà un certain temps : celle-ci m’explique qu’elle et ses collègues n’ont plus de lieu pour manger à la fac, la salle de restauration des personnels ayant été fermée ! Certains ont bien essayé d’installer un four à micro-ondes dans leur bureau… Mais on leur a fait comprendre qu’ils n’en avaient pas le droit ! Reste le self des étudiants, où il faut faire la queue et supporter le brouhaha, ou alors manger en ville, avec la dépense que cela implique… Même à l’université, on ne s’embarrasse plus du bien-être des salariés ! Étonnez-vous, après ça, que les mouvements sociaux se multiplient ! Il est plutôt ahurissant qu’il n’y en ait pas déjà davantage ! Puisqu’on en parle : si Macron comptait sur les confinements successifs pour tuer tout esprit de combattivité au sein de la population, le moins qu’on puisse dire est que c’est un peu raté…
12h30 : Déjeuner dans une crêperie. J’entends deux personnes âgées papoter, dont une qui, revenant sur les salariés de Total en grève, dit qu’ils ne sont pas les plus à plaindre ni les plus mal payés. C’est parfaitement exact, mamie : les plus à plaindre et les plus mal payés, ce sont les millions de travailleurs précaires du secteur privé, les petites mains qui font le « vrai » boulot pendant que les encravatés gesticulent dans les open spaces, qui ne peuvent même pas se syndiquer car ce serait un suicide professionnel, d’autant que les syndicats, trop occupés à défendre les avantages d’un autre temps dont bénéficient encore certains fonctionnaires, ont raté le coche de cette génération… Donc, oui, ce ne sont pas les plus à plaindre qui font grève en ce moment, mais comme les patrons et le gouvernement méritent qu’on leur résiste, ne boudons pas notre plaisir de voir la lutte reprendre…
15h : Petite étape à la galerie IdPod où Gwendal Lemercier est à l’honneur : le patron me dit que la moitié des œuvres exposées ont déjà trouvé preneur ! Je ne sais pas si je dois saluer le talent du dessinateur ou celui du vendeur : probablement les deux à la fois ! En attendant, le galeriste me propose de participer à un événement qu’il organise dans une commune non éloignée de Brest métropole : j’accepte tout de suite car je sais que le lieu est très bien desservi par les cars et puis l’événement est une occasion inespérée pour moi d’être mis sur le même plan que d’autres créateurs mieux reconnus… Je ne peux pas en dire plus pour le moment, mais voilà typiquement le genre de proposition que je n’aurais pas pu accepter si j’avais foncé tête baissée dans l’embauche que propose la fonction publique ! Peut-être que je suis vraiment un artiste, après tout ?
[1] KERNEL Jack, « Il n’y a de Dieu que Web et Internet est son prophète », in 1992-2012, plus jamais 20 ans !, Charlie Hebdo hors-série n° 6H, Rotative, Pars, 2012, p. 32.
[3] « Il y a une petite satisfaction à savoir les éléments à l’unisson de notre propre malheur. Une bonne grosse pluie, c’est un peu le ciel qui pleure et une délicieuse morosité générale s’installe, comme si la mienne englobait soudain le monde, s’allégeait d’être ainsi partagée. À l’inverse, le temps radieux est le calvaire du dépressif. (…) Voilà pourquoi aujourd’hui je me recroqueville dans le lugubre cocon de novembre. » TRONCHET Didier, « Chouette, le 11 novembre ! » in Fluide Glacial n° 390, décembre 2008, p. 56.
Samedi 1er Octobre
15h : Passage à la médiathèque de mon quartier pour consulter un livre : je suis surpris par la rapidité avec laquelle la bibliothécaire le sort de la réserve où il est entreposé ! Elle a beau se justifier en disant que leur réserve n’est pas énorme, je me dis quand même que la vie serait belle si tous les agents du service public pouvaient être aussi efficaces…
15h30 : Je n’ai pas été long à trouver ce que je cherchais : déjà sorti, je fais quelques achats de première nécessité, ce qui me vaut de surprendre la conversation de deux « seniors » à l’entrée d’une boutique : j’en ai raté un gros bout, mais il est évident qu’ils parlent du rapport qu’entretiennent les « jeunes » avec le travail : « Nous, on n’a pas été élevés comme ça » dit l’un de ces duettistes. Parfaitement exact, mon cher : à peine sortis de l’école, vous étiez envoyés au champ, à l’usine ou au bureau où vous passiez huit heures par jour à produire des choses inutiles et même, parfois, nuisibles pour l’environnement, plus l’aller-retour interminable dans des rues encombrée et polluées. Vos enfants, tous les soirs, vont ont vu rentrer exténués et abrutis, tout juste bons à vous abreuver des conneries de la télé : et vous trouvez bizarre qu’ils n’aient pas envie de suivre votre exemple ?
16h15 : Un nouveau lieu d’exposition et de vente d’objets d’art vient d’ouvrir en ville, sur la rue Jean Jaurès : ça s’appelle Les Ovnis (vous auriez une meilleure idée, vous ?) et je suis bien décidé à jeter un œil pour voir si ma production pourrait y trouver sa place. Une fois franchi le seuil, j’en doute déjà, mais je me permets quand même de poser la question à l’un des deux jeunes gens qui ont l’air d’être les responsables : ne me connaissant ni d’Êve ni d’Adam, ils me disent de leur envoyer par mail un échantillon de mon travail. Affaire à suivre ! En attendant, n’hésitez pas à aller les voir car ils sont doublement méritants : premièrement d’ouvrir une boutique dans cette zone sinistrée qu’est le haut Jaurès et, deuxièmement, de créer un lieu dédié à l’art à une époque où tout le monde s’en fiche…
17h15 : Je pensais que j’avais le temps, après avoir récupéré un colis à l’épicerie où j’ai l’habitude de le faire, de passer à la BU pour rendre un livre dont je n’ai déjà plus besoin. Évidemment, j’avais oublié que cette bibliothèque fermait à 17 heures le samedi… Ne sachant que faire en attendant l’heure de me rendre à Kafkérin pour le concert de Liloo, je tue le temps en lisant le bouquin que je viens de réceptionner, le Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis de Pierre Desproges. Naturellement, on peut légitimement se demander si certaines trouvailles de ce grand auteur seraient acceptées aujourd’hui, je pense notamment à certaines blagues sur les femmes ou les étrangers qui étaient évidemment à prendre au second degré. Cela dit, je ne dirai pas que notre époque est moins tolérante que celle où vivait Desproges : je pense, au contraire, qu’elle l’est bien davantage, beaucoup trop même, et que là est précisément le problème ! En effet, ce que Desproges disait au second degré en son temps, beaucoup de gens le disent aujourd’hui au premier degré et il est donc devenu difficile de les imiter sans prendre le risque d’être assimilés à eux, d’autant que cette recrudescence d’idées que l’on croyait révolues met sur la défensive les progressistes qui ont tendance, inutile de se le cacher, à réagir au quart de tour, de façon parfois bien injuste… Bref, cette lecture me conforte dans une conviction : le problème de notre époque, ce n’est pas qu’on ne peut plus rien dire, c’est plutôt qu’on peut dire trop de choses ! Heureusement que Desproges me fait toujours autant rire 34 ans après sa mort, sinon j’en déprimerais…
19h : Fidèle à mes mauvaises habitudes, j’arrive largement en avance à Kafkérin où Liloo en est encore à faire les réglages : gentleman, je la laisse travailler et je commande à boire. C’est là que je découvre qu’il n’y a que des boissons sans alcool ! Après tout, c’est logique : l’association qui gère le lieu n’a probablement pas de Licence IV et cet établissement, du fait de sa vocation culturelle, n’est pas tout à fait indiqué pour les bagarres de poivrots et les rots de Kronenbourg… Pas question d’une bière sans alcool, je ne sais que trop le mal que ça a fait à mon père : je me rabats sur un jus de fruits et je ne boude pas mon plaisir d’écouter Liloo en répétition ! Je reconnais notamment « Le baiser » d’Alain Souchon dans son répertoire : ça nous fait déjà un goût commun !
20h : Après m’avoir fait une bise et pris un casse-croûte, Liloo commence son tour de chant, accompagnée de son claviériste, devant une petite salle bondée. J’ai l’heureuse surprise de me sentir à l’aise dans cet endroit qui n’est plus une terra incognita pour moi, d’autant que j’y ai déjà retrouvé des gens qui me connaissent et qu’on m’a remercié pour mon article annonçant le concert qui, semble-t-il, a drainé pas mal de monde. Et puis le talent de chanteuse et de guitariste de Liloo est si indiscutable qu’on ne peut que passer un bon moment !
Quelques croquis de Liloo et de son claviériste...
...et une petite photo.
Dimanche 2 octobre
14h : Je me souviens comme si c’était hier de l’édition 2021 de « Un dimanche à Lambé » : c’était le premier événement culturel auquel j’assistais après une assez longue disette, il y avait beaucoup de monde, j’y retrouvais tous mes amis musiciens… Cette année, c’est moins glamour : déjà, il y a beaucoup moins de public, l’effet post-covid ayant pour conséquence que l’événement fait face à une certaine concurrence, à commencer par celle des Geek days qui m’intéressent à peu près autant que le vie privée de Kate Middleton (ce qui donne une idée du nénat) mais dont la tenue à Brest me conforte dans l’idée que ma ville est de plus en plus attractive, ce qui suffit à me réjouir. Mais je m’égare : j’ai beau ne pas trop aimer la foule, c’est quand même un peu triste, ce public clairsemé pour une fête de quartier au demeurant fort sympathique… Ensuite, la seule artiste programmée que je connaissais, la peintre Josette Georgel, n’a finalement pas pu venir pour raisons de santé et les scènes de mer de l’artiste qui expose à sa place ne suffisent pas à combler le vide que me laisse mon amie. Enfin, la programmation n’est pas trop à mon goût : le bagad, ça va bien cinq minutes, et le groupe de « seniors » qui prend la suite ne relève pas le niveau avec sa reprise discutable d’une pourtant fort belle chanson de Nino Ferrer… J’ai la surprise de croiser mon amie chanteuse Lyz’An qui n’était pourtant pas au programme : elle m’explique, radieuse dans ce que je pense être une robe de scène, qu’elle et son groupe avaient été appelés en renfort suite à la défection d’une autre chanteuse mais que les organisateurs ont finalement réussi à se débrouiller ! Au moins, je ne serai pas le seul à m’être déplacé pour rien… Heureusement, l’asso organisatrice est composée de gens corrects et ma copine a été dédommagée : pour ma part, histoire de ne pas être sorti pour rien, je m’arrête à l’atelier « mosaïque » et à l’atelier « fabrication de badges » : au moins, j’aurai quelque chose à ramener. Je suis même tenté un instant par l’atelier « poterie » mais je n’oublie pas la tentative malheureuse que j’avais faite il y a vingt ans lors d’un voyage scolaire en Andalousie sous les yeux moqueurs de mes « camarades » : si c’est pour en arriver à ramener un vase moche dont le seul intérêt sera d’avoir été fabriqué de mes propres mains (ceci expliquant cela) alors que je suis déjà assez encombré comme ça chez moi, inutile de me salir les doigts… Bref, je ne m’attarde pas outre mesure, d’autant qu’il fait déjà froid. On ne devrait jamais revenir aux mêmes événements d’une année sur l’autre, ça éviterait bien des déceptions…
La mosaïque que j'ai réalisée à l'atelier du même nom :
Un croquis pour une peinture que j'ai mise en chantier en rentrant :
Lundi 3 octobre
14h30 : Le lundi est mon jour de prédilection pour écrire mes articles destinés à Côté Brest : je boucle ma production de la semaine à la bibliothèque universitaire où je comptais consulter le journal pour trouver des idées et, par la même occasion, m’enquérir du résultat des présidentielles brésiliennes – une expérience récente m’a fait comprendre que je ne pouvais plus compter sur la cafétéria pour ça, d’autant que je n’y retrouve plus l’ambiance qui me motivait tant jadis. D’habitude, les quotidiens du jour sont déjà en rayon dès le milieu de la matinée : aujourd’hui, ce n’est toujours pas le cas en début d’après-midi. Je rentre, me disant qu’il devient difficile de s’informer quand on a peu de moyens et qu’on n’aime pas consulter les sites web d’actualité – ça m’a fait trop de mal pendant le confinement.
15h : Revenu à Lambé, je fais la queue chez un bar-tabac-presse pour me payer deux quotidiens locaux : il y avait longtemps que je n’avais plus fait ça et j’avais oublié à quel point poireauter dans un tel endroit m’était désagréable… Je ne sais plus si la personne qui était devant moi s’attardait à ce point pour un jeu ou pour des cigarettes (ou pour les deux), mais j’ai bien du mal à cacher mon impatience. Pour couronner le tout, quand je peux enfin lire mes journaux sans remords (je ne tiens pas à affronter les regards que font les marchands aux gens qui feuillettent la presse sans rien acheter), je vois tout de suite qu’ils ne savent rien du Brésil ! J’aurai vraiment tout perdu…
15h30 : Rentré au bercail, n’y tenant plus, je tape « Brésil » sur un moteur de recherche pour savoir comment le premier tour des élections a tourné. Inutile de dire que je partage la déception de la gauche brésilienne qui espérait écraser d’entrée de jeu ce gros con de Bolsonarao ! Si même le goût du fascisme ne suffit plus à en dégoûter les gens, je ne sais vraiment plus quoi faire contre l’extrême-droite... D’accord, Lula peut encore gagner : mais ce n’est plus aussi sûr qu’on le croyait et, même s’il y arrive, le bolsonarisme ne passera pas aux oubliettes pour autant ! Je suis un peu découragé, pas vous ?
Il n'y a rien d'étonnant à voir De Gaulle parler à Lula car la langue française est encore abondamment parlée au Brésil. Vous trouvez la facture de ce dessin étrange par rapport à mon style habituel ? Patience, vous allez comprendre...
Mardi 4 octobre
9h45 : Passage à Guilers, plus précisément à l’Agora, une maison dont j’ai longtemps été un habitué avant que ma route ne me sépare (sans trop de regrets, je dois bien l’avouer) de la commune où j’ai grandi : toutefois, comme l’asso abritée par le lieu fait (presque) systématiquement appel à moi pour faire annoncer ses événements dans Côté Brest, le lien n’est pas sur le point de se rompre. Ainsi, je collecte des informations sur un concert dessiné qui doit avoir lieu pendant les vacances de la Toussaint : je me dis que ce concept serait un bon débouché pour moi en tant que dessinateur… La personne qui me renseigne m’explique entre autres que l’événement se fera dans une ambiance « cocon » avec les rideaux tirés, les lumières tamisées et le public installé sur des canapés : comme quoi il n’y a pas que les « aspies » comme moi qui trouvent agréable ce genre d’ambiance, alors ne tirons pas sur les autistes !
10h15 : J’ai laissé passer le bus pour revenir à Brest et le prochain ne passe que dans vingt-cinq minutes ! Heureusement, j’ai de quoi lire pour patienter, à savoir la biographie de Berthe Morisot par Dominique Bona. Apprendre que cette artiste, sans doute la seule femme à s’être illustrée au sein du mouvement impressionniste, était d’origine bourgeoise ne me surprend pas : c’est malheureusement le cas de la plupart des peintres du XIXe siècle, pour la bonne et simple raison que pour être artiste, même quand on s’affranchit des canons officiels, il faut avoir à la base une certaine culture qui n’était pas la chose la plus répandue au sein du peuple, trop occupé à essayer de survivre à une époque qui n’avait de « belle » que le nom… En revanche, j’ignorais que Berthe avait deux sœurs dont une avec laquelle elle vivait en osmose presque parfaite : madame Nothomb se serait-elle inspirée, consciemment ou inconsciemment de ce détail pour créer les protagonistes du Livre des deux sœurs ? Après tout, Berthe aussi était toute vêtue de noir sur son portrait dû à Manet… Mais ma plus grande surprise arrive quand j’apprends qu’elle descendait du peintre Fragonard, qui n’a pourtant dû que peu l’influencer : ce détail qui n’en est pas un me conforte dans ma conviction sur le rapport entre milieu social et production artistique : quand une bonniche comme Séraphine de Senlis (ne vous fiez pas à la particule, elle était d’origine paysanne) produit des chefs-d’œuvre, c’est suffisamment événementiel pour donner lieu à un biopic avec Yolande Moreau… Pour Berthe Morisot, je verrais mieux Chantal Lauby qui a l’habitude de jouer les bourgeoises ! Je dis ça sans méchanceté car j’adore Berthe Morisot – et j’adore Chantal Lauby aussi.
17h30 : Au terme d’une séance de travail au Béaj Kafé, j’y retrouve Liloo en vue d’un portrait qui paraîtra dans Côté Brest à l’occasion de la sortie de son cinquième album, qu’elle déclare avoir écrit et enregistré pendant le confinement : encore une personne qui a mieux vécu que moi cette épreuve, j’en trouve partout, je marche dessus ! L’interview en tant que telle est vite faite, mais nous nous attardons à converser de choses et d’autres… Je râle beaucoup, mais au fond, peu de gens peuvent se vanter de fréquenter autant de gens intéressants que je le fais.
Deux dessins inspirés par la chanson " Ode au dodo" de Liloo :
19h30 : Déjà fourbu, je m’autorise un petit apéro devant la chaîne YouTube des Guignols : en attendant qu’une nouvelle émission satirique française apparaisse (on peut rêver, non ?), c’est déjà un plaisir de retrouver les célèbres marionnettes et certains sketches oubliés. Évidemment, les séquences postérieures au licenciement d’Yves Le Rolland ne m’arrachent, au mieux, qu’un sourire. Heureusement, il y a les autres : on n’a pas manqué d’accuser les auteurs d’homophobie à cause de la représentation très masculine qui était faite d’Amélie Mauresmo, mais abstraction faite des penchants amoureux de la tenniswoman, il faut bien reconnaître qu’elle a une carrure et des traits assez masculins – les caricatures de Cabu, totalement insoupçonnable d’homophobie, étaient d’ailleurs encore plus féroces ! Bref, je m’offre une séance de « guignolades » d’une durée équivalente à celle des best of édités dans les années 1990, autant dire que je renoue avec une époque où la société n’avait pas encore rattrapé sa propre caricature…
Mercredi 5 octobre
10h : Brève sortie pour acheter du pain et du papier, deux denrées de première nécessité pour moi : on installe le dernier Côté Brest dans les présentoirs pile au moment où je sors, ce qui me permet de découvrir, outre ma rubrique historique, un article consacré à la nouvelle Miss Bretagne, originaire de Guipavas. Sans nourrir la moindre animosité envers cette jeune femme, j’espère qu’elle ne deviendra pas Miss France : on nous a suffisamment cassé les oreilles (sans parler d’autre chose) avec Laury Thilleman il y a dix ans… Je n’ai rien contre la nouvelle Miss Bretagne, mais j’ai plus d’une dent contre les concours de beauté !
18h : Au cours du soir, nous dessinons… Des éponges. Des éponges naturelles, pour être exact : encore une idée dont notre professeur a le secret. Ne riez pas ce n’est pas si facile : l’intérêt d’une éponge naturelle est que sa forme est rarement régulière et qu’il faut être attentif pour la restituer avec une relative fidélité. Dessiner est toujours pour moi un moment de plénitude, même si mon voisin m’énerve un peu : qu’il porte un masque, après tout, c’est son droit, mais qu’il passe le cours avec son walkman qui laisse échapper certains bruits, je trouve ça d’une rare incorrection à l’égard de la prof et des autres élèves ! Ce n’est pas la première fois que je vois quelqu’un faire coïncider un zèle prophylactique (déplacé) avec un irrespect flagrant d’autrui, mais je pensais naïvement que je n’en verrais plus une fois que le gros de la pandémie serait derrière nous… Qu’on ne me dise plus jamais que le port du masque est une preuve de civisme, sinon c’est moi qui risque de l’oublier, le civisme !
20h30 : Retour au Café de la Plage où j’arrive à avoir deux clients pour les caricatures, dont un monsieur d’un certain âge qui, quand il se voit, trouve que je le fais ressembler à Poutine ! Je m’empresse de lui montrer comment je dessine l’actuel tsar de toutes les Russies pour qu’il se rende bien compte que ça n’a rien à voir… Je passe sur scène après un jeune homme qui fait la human beat box, ce qui veut dire qu’il imite des instruments de musique à la bouche ! C’est effectivement impressionnant, même si je pense que ça reste un art de seconde main qui vaut surtout par les mélodies que l’on peut interpréter par ce biais. Évidemment, mon intervention est moins spectaculaire, même si elle me vaut toujours autant de compliments. Je ne rentre pas trop tard, d’autant que j’ai oublié mon carnet de route et ne peux donc pas le compléter avec des portraits d’artistes sur scène ; je reste néanmoins assez longtemps pour écouter chanter ma copine Sterenn Alix dont j’ai déjà vanté le talent et la force vindicative… Il paraît qu’elle va bientôt faire la première partie d’une artiste reconnue : que dire si ce n’est que justice et que je ne peux que lui souhaiter d’aller encore plus loin ?
Quelques photos prises au Café de la plage - faute de croquis :
Jeudi 6 octobre
10h30 : Tard levé, je décide assez vite, après avoir évacué une corvée, de consacrer la journée au dessin : j’en profite pour mettre en application l’idée d’un nouveau style pour les dessins d’actualité afin de les rendre plus rapides et plus drôles. Évidemment, je ne sais pas comment ce nouveau grahisme sera perçu, mais je n’abandonne pas totalement le dessin plus « classique » que je réserve pour les BD et les caricatures de « grandes gueules ».
Quelques exemples : d'abord sur l'Allemagne qui renforce son armée...
Vous remarquerez au passage que les couleurs sont désormais faites sur logiciel : j'en ai marre de m'user la santé à manier des matériaux rebelles, et ceux qui crient à l'imposture n'ont qu'à se faire voir !
Sur le roi d'Angleterre qui n'ira pas à la Cop27 parce que Liz Truss ne veut pas...
Sur les réfugiés...
Je précise que le drapeau du personnage noir est celui du Burkina Faso.
... et sur les distributeurs de protections périodiques.
D'autres dessins de facture plus classique : sur le combat des femmes en Iran...
Sur le nouveau parti de Xavier Bertrand...
...et sur la guerre en Ukraine qui ne tourne pas à l'avantage de la Russie.
19h30 : Après une traversé de Brest rendue laborieuse par les travaux dans mon quartier et les bouchons de l’heure de pointe (d’autant que le port de commerce est aussi mal desservi qu’une commune périphérique), j’arrive à La Raskette pour l’Open Mik. Éléonore, me dit-on, est absente pour cause de grossesse : je suis surpris, je n’avais pas remarqué qu’elle était enceinte, mais je suis bien content pour elle et pour l’enfant qui aura la chance de l’avoir comme maman ! Elle est donc remplacée, non pas par le crétin prétentieux de la dernière fois mais par une exquise jeune femme qui se tire honorablement de cet exercice difficile. Je passe une soirée d’autant plus agréable que notre délicieuse hôtesse semble adorer ce que je fais : elle se pâme littéralement devant mes slams et mes caricatures, j’en ai les chevilles comme des montgolfières ! Bien sûr, ce n’est pas pour me déplaire, surtout en cette période où j’ai besoin de reprendre confiance en mes capacités artistiques…
Quelques croquis réalisés à La Raskette...
...et quelques photos : un couple de danseurs...
Une belle méridionale qui a bien voulu se faire défigurer par votre serviteur...
...et une accordéoniste venue de Leipzig.
Vendredi 7 octobre
14h30 : Passage à Bureau Vallée afin d’acheter de nouvelles cartouches pour mon imprimante : on me dit que ce n’est pas possible si je n’ai pas la référence exacte de ma bécane ! La vendeuse me montre deux cartouches du type de celles dont j’ai besoin et m’explique qu’elles ont beau avoir exactement la même forme, elles ne sont pas forcément compatibles avec ma machine… Comme j’ai commis l’erreur d’enlever les étiquettes qui auraient pu indiquer clairement de quel modèle mes cartouches provenaient, j’en serai quitte pour revenir demain après avoir noté cette maudite référence. N’empêche : si on a réussi à imposer un standard pour les chargeurs de téléphones portables afin qu’ils soient compatibles avec (presque) tous les modèles disponibles, il y a encore beaucoup d’appareils avec lesquels les marchands de soupe font leur beurre en nous pourrissant la vie !
17h15 : J’arrive largement en avance à la mairie de quartier de Saint-Pierre où doit se tenir le vernissage de l’exposition « Regards d’artistes sur Saint-Pierre » : officiellement, le bâtiment est fermé, mais la porte est déjà ouverte, je me faufile donc sans demander l’autorisation à qui que ce soit – de toute façon, je ne croise personne. Une fois dans la place, je remarque la présence d’un ordinateur allumé, sans même un code pour m’en barrer l’accès, et aucun usager n’est assis devant. Je ne résiste pas à la tentation, je m’y installe pour écrire et mettre à jour le présent journal : tout en martelant le clavier, j’avise une affichette précisant que ce poste est destiné à permettre au public de se connecter à Internet, à condition de s’être préalablement inscrit auprès du personnel… Aussi, quand, plus tard, une employée municipale de passage me dit qu’elle utilise une cafetière remplie d’eau pour arroser ses plantes, je lui réponds : « Ne vous justifiez pas, je suis moi-même doublement dans l’illégalité » !
18h : Début du vernissage de l’expo, déjà la troisième du genre en ces murs, qui a attendu deux années pour enfin se tenir : censée se tenir au printemps 2020, elle a été reportée au moins trois fois (vous savez pourquoi) et les organisateurs, au lieu de lancer un nouvel appel, ont préféré rappeler les artistes qui s’étaient inscrits il y a déjà deux ans et demi, dont votre serviteur : comme quoi l’entêtement des Bretons n’est pas une légende ! Concernant l’expo elle-même, on n’a évidemment pas pu échapper à la « tarte à la crème » de la Maison blanche (petit port de pêcheurs célèbre à Brest pour ses maisonnettes colorées), mais il y a aussi des travaux plus originaux, comme ces 45 tours peints sur une face – l’autre restant écoutable ! C’est tout de même, en toute modestie, mon œuvre représentant la vieille gare de Saint-Pierre rénovée (dans la vraie vie, ce n’est pas pour demain) et réhabilitée en station de tram qui « tranche » le plus : contrairement aux années passées, je n’ai pas essayé de jouer au peintre et j’ai traité cette scène imaginaire dans le même style que pour une planche de BD. Pour cette raison, un ami pense que je n’ai aucune chance de gagner le concours organisé à l’occasion de l’expo : peut-être, mais lors des précédentes éditions, je n’ai jamais gagné non plus, alors autant rester moi-même !
Mon dessin, parmi d'autres œuvres, en haut à droite :
Les organisateurs de l'expo avec Robert Jestin, conseiller municipal et adjoint de la ville de Brest chargé du quartier de Saint-Pierre :
20h45 : Me revoici à Kafkérin, dont je deviens peu à peu un habitué, pour écouter Cyril le jeune conteur dans son spectacle : une heure au cours de laquelle il raconte plusieurs histoires, reliées entre elles par une trame. Il a un timbre parfait pour cet exercice, j’arrive à l’écouter parler une heure sans en avoir marre. Ses récits sont particulièrement parlants pour notre époque où il est urgent de ralentir et de réfréner la course au profit : ses personnages ont à peu près tous en commun de chercher très loin une richesse qu’ils pensent pouvoir acquérir à toute vitesse sans savoir qu’ils la possèdent déjà, à condition de laisser du temps au temps… Message reçu, Cyril !
Cyril en pleine action : quatre croquis...
...et deux photos.
Samedi 8 octobre
10h30 : Je débarque chez une amie qui suit actuellement une formation de masseuse et a besoin de volontaires en vue de son évaluation ; je me suis donc porté volontaire, ne voulant pas rater une si belle occasion de revoir une personne chère à mon cœur et de m’offrir un bon massage pour une somme modique. Hélas, je n’arrive pas au meilleur moment : elle vient de rentrer après avoir passé une soirée festive et a eu la mauvaise surprise de retrouver son coquet intérieur désorganisé par son pré-adolescent de fils… C’est donc passablement agacée par ce manque de respect manifeste qu’elle m’accueille : je ne peux pas lui en vouloir, je serais dans le même état à sa place. Je connais bien son fils, qui devient déjà un grand et fort beau jeune homme (rien d’étonnant quand on voit sa mère) : avec son attitude effrontée, il me fait penser à Childéric, fils de Mérovée et père de Clovis, le roi des Francs Saliens tel que le représente Cavanna dans Le Hun blond : rien que pour ça, il devait se méfier, car l’histoire nous dit que Childéric a été exilé par ses propres sujets…
11h30 : Après un bon café et une douche réparatrice, mon hôtesse me prodigue le massage promis : c’est la première fois que je me fais masser par une professionnelle en devenir – et même par une professionnelle tout court, d’ailleurs ! Je dois convenir que ma praticienne en herbe a des gestes très doux, très délicats, idéaux pour un hypersensible tel que moi pour lequel le contact physique n’a rien d’évident… Je saurai à qui m’adresser à l’avenir en cas d’excès de stress ! J’y prends tellement de plaisir que je ne vois pas le temps passer et mon moral est regonflé à bloc quand je prends le car pour rentrer…
En post-scriptum, une mini-BD réalisée cette semaine :
Pour dessiner à plusieurs reprises mon alter ego de papier dans la même position, il m'a suffi de réaliser le croquis ci-dessous et de le reproduire grâce à la table lumineuse :
Voilà, c'est tout pour cette semaine, à la prochaine !
Vendredi 23 septembre
16h30 : Passage dans une épicerie pour retirer un colis. La commerçante, qui commence à me connaître, me demande ce que je compte faire ce week-end : je lui apprends ainsi que je suis dessinateur. Sa première question est : « Vous avez un compte Instagram ? » Il n’y a pas si longtemps, on m’aurait demandé si j’avais publié des livres ou si mes dessins passaient dans la presse… Je sais que les temps changent, mais j’ai le droit de ne pas apprécier sans réserve certains changements, non ?
17h30 : Ma sortie en ville a duré plus de temps que prévu et il se fait déjà tard, surtout pour quand, comme moi, on a pour projet de se lever très tôt le lendemain. Ma patience atteint donc déjà ses limites quand, pour la deuxième fois en une semaine, le bus, au lieu de tourner et de prendre le boulevard de l’Europe comme il est censé le faire, va tout droit vers le terminus sans qu’aucune déviation n’ait été annoncée ! Je descends au premier arrêt venu, le chauffeur essaie de s’expliquer mais je coupe court en criant « Je veux rien savoir ! On respecte le tracé de la ligne, point ! » C’est vrai, à la fin, non ?
Samedi 24 septembre
19h : Fin d’une première journée de foire Saint-Michel ; le bilan est très positif, les caricatures ont bien marché et même quelques vieux livres que j’avais emmenés ont trouvé preneur. Je suis d’autant plus satisfait que je n’ai jamais oublié le jour où j’avais également proposé des caricatures au cours de cette foire, accompagné de deux amies : j’avais pris un bide ! Il faut dire qu’aujourd’hui, j’étais mieux placé, pile à l’entrée du jardin Segalen, on ne pouvait donc pas me rater, et surtout, la précédente tentative remonte à plus d’une dizaine d’années ! J’ai eu le temps de faire quelques progrès en dessin, depuis… En tout cas, mon petit succès atténue grandement mon amertume car c’est tout de même à une version a minima de la foire Saint-Michel que nous avons eu droit cette année : les déballeurs ne pouvaient s’installer que sur le jardin Segalen et le cours Dajot – plus la place de la Liberté pour les gosses, bien sûr. Certes, c’est toujours mieux que les années où tout déballage était interdit à cause de la menace terroriste, sans parler de celles où il n’y avait pas de foire du tout à cause de l’épidémie… Mais où sont les déballages géants de jadis, où toutes les rues du centre-ville grouillaient de stands improvisés ? Où sont les rues libérées des poubelles à roues motorisées ? Là, oui, pour une fois, il y a lieu d’être nostalgique, et les bombardements de 1944 n’y sont pour rien !
Votre serviteur à son stand :
Une cliente avec sa caricature :
Dimanche 25 septembre
9h : Retour à la foire Saint-Michel : j’arrive plus tard qu’hier où j’étais déjà présent dès 6h30, les horaires dominicaux des transports en commun étant ce qu’ils sont. Cette fois, je n’ai emmené que mon matériel de caricaturiste : ça rapporte plus que faire le brocanteur, et surtout, cette arrivée (relativement) tardive ne me garantit pas d’avoir beaucoup de place, alors autant m’assurer que je puisse au moins me glisser entre deux stands. Je retrouve toutefois un emplacement exactement au même endroit qu’hier et j’aurais pu étaler à nouveau les bouquins qui me restaient. En attendant d’avoir des clients, je lis le dernier roman d’Amélie Nothomb, Le livre des sœurs, sans doute son premier livre où le rock joue un rôle important – ben oui, il ne faut pas la confondre avec Virginie Despentes ! Quand elle y dit que le bassiste est « l’autiste du groupe », l’idée d’apprendre la basse pour accompagne l’un(e) ou l’autre de mes ami(e)s musicien(ne)s me vient brièvement à l’esprit, mais je renonce aussitôt quand elle précise que l’art d’Euterpe[1] est le seul pour lequel la vocation ne peut venir que pendant l’enfance ou l’adolescence, jamais après : le démon de la musique ne m’a jamais habité, alors pourquoi s’y mettrait-il à mon âge ? D’un autre côté, j’ai peut-être tort de prendre au pied de la lettre tout ce qu’écrit madame Nothomb…
11h : Les caricatures marchent mieux qu’hier. L’un de mes clients me demande de ne pas être trop caricatural : je fais de mon mieux, mais il trouve quand même le moyen de dire qu’il ne se « retrouve pas »… Il paie quand même, je lui donne ma carte, mais voyant qu’il est écrit « docteur en philosophie » sur ma carte de visite, il se met à m’interroger sur ma thèse : je soupire intérieurement car j’avais déjà hâte de me débarrasser de ce vieil emmerdeur, mais je lui expose quand même les grandes lignes de ma thèse, par simple politesse. Mais quand il me relance alors que je croyais en avoir terminé, je finis tout de même par lui dire que l’endroit où nous nous trouvons n’est pas le plus approprié pour un débat philosophique, que je n’ai pas la tête à ça en ce moment et que le tabouret qu’il occupe actuellement est destiné à mes clients… Il n’insiste pas et s’en va enfin, mais je sens qu’il ne me fera pas une bonne publicité !
Deux jeunes clients avec leur caricature :
19h : Ayant bien gagné ma journée, je quitte la foire, les poches pleines et l’auto-estime regonflée, en direction d’un petit restaurant dont le récent acquéreur m’a sollicité pour re-décorer sa façade. Je n’ai jamais fait ça, mais il y a un début à tout, et puis ça peut être l’occasion d’un bénéfice confortable assorti du commencement d’une nouvelle carrière…
20h30 : Voilà plus d’une heure que je poireaute devant le resto, le patron n’est toujours pas là. Tant pis, il commence à faire froid, je suis déjà fatigué de ces deux journées assez intenses et je ne vais pas lui courir après : je rentre. Mais mon auto-estime est déjà légèrement dégonflée…
Lundi 26 septembre
10h : Je me rends à la BU afin de rédiger ma production de la semaine pour Côté Brest ; chemin faisant, je croise un chercheur que j’avais sollicité dans le cadre d’un projet de journée d’études sur Cavanna à l’occasion du centenaire de sa mort : il en a parlé à des gens bien placés qui nous seront d’une grande aide, mais selon lui, il vaudra mieux prévoir notre manifestation pour 2024, année du dixième anniversaire de la mort du grand homme… J’aurais dû m’y prendre plus tôt, mais j’avais été retardé par la crise sanitaire : comment aurais-je pu avoir la certitude que nous retrouverions la liberté en 2024 et même que nous retrouverions la liberté un jour ? Bref, au lieu de célébrer le centenaire de Cavanna, je risque fort de ne célébrer que le dixième anniversaire de a mort… C’est tout de suite moins classe, non ?
17h : Aïe, aïe, aïe, l’Italie… Un dont le centenaire aura été célébré dignement, c’est Mussolini, tiens ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que nos voisins transalpins perdent la boule sur le plan politique, mais je pensais que les années Berlusconi les avaient vaccinés ! Je ne ferai pas d’autre commentaire car j’en ai marre de me faire traiter d’ennemi du peuple chaque fois que j’exprime la répulsion que m’inspirent l’extrême-droite et ses idées…
Dans un autre ordre d'idées : une mini-BD sur la carrière de Jacques Chirac qui nous a quitté il y a trois ans...
Un dessin sur la guerre en Ukraine...
Sur l'affaire PPDA...
Sur les appels au boycott de la coupe du monde au Qatar...
...et sur les dernières déclarations de François Bayrou - je ne pouvais pas m'en empêcher.
Mardi 27 septembre
18h : J’ai enfin terminé la relecture du troisième tome du présent journal, mais il me reste à retrouver la référence exacte pour quelques citations… Certains diraient que je pourrais m’en passer, mais je ne suis pas d’accord : rien de pire qu’une citation tirée de son contexte qui n’est connue que par ouï-dire, je ne veux pas qu’un lecteur pointilleux puisse me reprocher d’attribuer à un auteur quelque chose qu’il n’a jamais écrit ou de lui faire dire le contraire de ce qu’il voulait exprimer. Et puis on ne se débarrasse pas d’un coup de baguette magique des réflexes acquis au cours d’une formation de chercheur en lettres…
Mercredi 28 septembre
16h : Avant de partir retrouver un particulier auquel j’ai acheté, via Internet, de vieux bouquins pour compléter mes collections, je prends le dernier Côté Brest : c’est fou, tout ce qui se passe en ville, en ce moment ! Un concours de chant, les Geek days, l’ouverture d’une nouvelle galerie d’art… Je comprends mieux pourquoi un de mes articles, qui annonçait une conférence prévue pour demain, a finalement sauté ! En tout cas, qu’on me dise plus après ça que « Brest c’est mort » ! Au contraire, l’appel d’air post-Covid est particulièrement sensible chez nous et l’attractivité du territoire se confirme. Je ne vais bien sûr pas m’en plaindre, mais j’espère que les retombées seront positives pour les Brestois les plus démunis… Dont moi-même !
17h : Avant de rejoindre l’annexe de l’école des Beaux-arts pour reprendre les cours du soir, je m’arrête au Carrefour Market de Bellevue. J’y trouve une nouvelle paire de chaussons qui remplacera avantageusement celle, agonisante, que je porte depuis déjà un an ; en revanche, j’y cherche en vain un casque antibruit qui remplacerait avantageusement les boules Quiès que j’ai l’habitude d’enfiler dans la plupart des endroits bruyants : ce serait plus hygiénique, plus économique à long terme, et surtout, ça se négocierait plus facilement auprès des gens qui prennent la mouche quand ils me voient me déboucher les oreilles (comme si ça voulait forcément dire que je ne veux pas les écouter !) et qui pourraient croire que j’écoute de la musique comme n’importe quel imbécile normal… Alors que j’en suis encore à errer dans les rayons, la soupasse musicale déversée par les haut-parleurs est brièvement interrompue par une voix annonçant que le son et la lumière sont désormais baissés dans le magasin pendant quatre heures par jour afin de pouvoir mettre à l’aise les personnes avec autisme : ça part sûrement d’un bon sentiment et ça prouve que la connaissance du spectre autistique en France s’améliore, mais hic et nunc, ça me fait une belle jambe ! Premièrement, je suis présent dans ce supermarché à une heure qui n’est pas concernée par cette mesure, ce qui prouve que les personnes avec autisme n’ont pas forcément la bonne idée de pouvoir faire leurs courses au moment où on est prêt à les accueillir ! Deuxièmement et surtout, étant donné que je ne trouve pas la marchandise que je cherche et dont j’ai besoin pour vivre confortablement avec mon autisme, je suis en droit de penser que cette enseigne a encore des progrès à faire si elle veut vraiment être inclusive… Mais n’en va-t-il pas ainsi de la société toute entière ?
18h : Ah, quelle joie de retrouver ce cours du mercredi soir, avec notre professeur toujours de bon conseil et pleine d’idées originales, et d’y retrouver d’autres passionnés de dessin, à commencer par les quatre dames d’âge mûr qui étaient déjà là l’année dernière et que j’appelle affectueusement « mes vieilles canailles » ! Pour débuter et faire connaissance, la prof nous fait faire des portraits de profil entre nous, la pose devant durer huit minutes. J’ai le temps de faire cinq portraits et de poser cinq fois : je tombe sur un os pour le premier de mes dessins, la prof me faisant remarquer que j’ai fait un crâne trop petit par rapport au reste du visage ! Réflexe de caricaturiste… Bon, rien de très grave : je rectifie sans problème et je ne réitère pas cette erreur pour les suivants, mais même pour ce premier portrait, la prof ne remet pas en cause la ressemblance ! Ce cours est décidément gratifiant pour moi à tous les points de vue…
20h15 : Dans le bus qui me conduit en centre-ville, je retrouve une autre élève que j’avais prise comme modèle (et réciproquement), une femme assez jeune : bien sûr, nous nous renseignons l’un(e) sur l’autre et elle m’apprend qu’elle n’habite Brest que depuis peu et qu’elle est actuellement en pleine reconversion professionnelle après avoir été aide-soignante… Mine de rien, cette conversation innocente confirme trois constats. Du plus positif au plus négatif : premièrement, la ville de Brest est de plus en plus attractive ; deuxièmement, il y a beaucoup de gens qui décident de changer de vie, surtout dans ma génération, le Covid ayant bousculé beaucoup de certitudes ; troisièmement, les métiers liés aux soins attirent de moins en moins, les praticiens en ayant marre qu’on leur demande toujours plus d’efforts avec toujours plus de moyens, et la crise sanitaire, encore elle, n’a fait que renforcer cette impression de mépris… Conclusion : dans un futur proche, les Brestois auront beaucoup d’opportunités professionnelles, mais je les déconseille pour autant de trop se fatiguer à la tâche car ils manqueront de personnel pour les soigner s’ils sont surmenés…
20h30 : Ayant envie d’une calzone, je m’arrête dans une pizzeria du centre-ville : en attendant d’avoir une place, je patiente au bar où la revue que je feuillette, le numéro 1 de Cargo Zone, paru en 2007, ne laisse pas indifférent un jeune serveur, avec sa couverture représentant Lucien, le personnage fétiche de Margerin. Le serveur me demande des renseignements sur ce magazine : je suis bien obligé de lui expliquer qu’il a cessé de paraître après cinq numéros… J’en ai mal au cœur, d’autant que la curiosité dont a fait montre ce garçon (et à laquelle les serveurs ne m’ont guère habitué) prouve que cette revue dirigée par Alexandre Coutelis aurait pu trouver son public à moyen terme et connaître une meilleure carrière. Écrasons une larme…
21h30 : Ayant fini mon repas, je paie ; heureux de ma journée, je me permets de glisser à la jeune fille qui me rend la monnaie : « Permettez-moi de vous souhaiter une soirée aussi radieuse que vous l’êtes, mademoiselle » ! Elle me remercie : voilà qui prouve qu’on peut tout à fait complimenter une femme sans se retrouver sur #MeToo, encore faut-il avoir un minimum d’élégance et ne pas se contenter de lancer des « Tu sais qu’t’es bonne, toi » et autres mains aux fesses verbales que s’échinent à défendre les machos de tout poil… Non, la galanterie n’est pas condamnée ! Mais la lourdeur, si…
Jeudi 29 septembre
11h30 : Certaines références sont assez aisées à retrouver… D’autre moins. J’en suis déjà à mon troisième feuilletage de l’édition Pléiade des Rougon-Macquart, dans l’espoir insensé de retrouver les deux citations de La fortune des Rougon dont j’ai encore besoin ! J’en suis à deux doigts d’en vouloir au vieux Zola d’avoir écrit des chapitres aussi longs et je ne suis pas loin non plus d’en arriver à détester ce pauvre Silvère dont il parle si longuement alors que ce que je cherche ne peut pas être dans les développements consacrés à ce garçon… Entre parenthèses, j’avoue cependant que Silvère n’a jamais été mon personnage préféré et que sa pureté morale de berger d’Arcadie m’a toujours exaspéré ; quitte à retenir un personnage positif de ce roman (et de la saga toute entière), je préfère de loin le docteur Pascal, ce savant passionné, généreux, humaniste et, surtout, pragmatique que les idées arrêtées et le prestige social indiffèrent au plus point : j’aime les « justes » qui luttent à leur niveau pour améliorer le sort de leurs semblables, mais je n’aime pas les « purs » qui vivent comme s’ils n’avaient pas de corps… Fermons la parenthèse : je localise enfin mes citations après avoir tapé au moins trois fois du poing sur la table, geste d’autant plus regrettable que je suis tout de même dans une bibliothèque universitaire… Peu après, je cherche la correspondance de René Char et Albert Camus, et je suis bien surpris de ne pas la trouver parmi les autres livres de ce dernier : ce n’est qu’en consultant une seconde fois le catalogue de la bibliothèque que je comprends qu’elle dispose d’un rayon spécial pour les correspondances ! J’avoue ne pas comprendre ce choix…
12h45 : Mes recherches laborieuses m’ont fait perdre un temps précieux : plus question de manger à la cafétéria de la fac, il ne doit plus rester grand’ chose à cette heure-ci, et puis j’ai besoin d’un bon reconstituant. Je me rends à la friterie où j’ai mes habitudes et je suis bien surpris par la queue qu’il y a déjà à l’entrée ! J’avais oublié qu’il y avait un mouvement social aujourd’hui : les manifestants, dont certains portent encore leurs drapeaux syndicaux, viennent manger après avoir défilé… Dans la file, je retrouve le photographe dont je m’étais rapproché à Porspoder : il semble désappointé quand je lui annonce que j’ai désactivé mon compte Instagram. Décevoir quelqu’un qu’on apprécie n’est jamais agréable, mais ça l’est tout de même moins que les deux jacasseuses qui me cassent les oreilles dans mon dos !
Une proposition de logo pour une association qui cherche à faire connaître la culture finlandaise en Bretagne :
Une plaque qui a été apposée la semaine dernière à l'entrée de la maison natale d'Alain Robbe-Grillet :
La maison natale d'Alain Robbe-Grillet :
Un autocollant repéré sur un poteau - j'estime que ce message est valable aussi pour les hommes victimes de grossophobie :
17h : Après un passage à Saint-Pierre pour prendre des photos et déposer un dessin en prévision d’une expo qui doit enfin se tenir après deux ans de reports, je risque un tour en centre-ville dans l’espoir d’y trouver un casque antibruit et une éponge naturelle – la prof nous a demandé d’en ramener une qui nous servira de modèle. On m’avait assuré qu’on trouve ces marchandises un peu partout aujourd’hui… Mais je fais cinq magasins en vain ! À la frustration s’ajoute vite l’épuisement physique et moral : pour quelqu’un qui ne supporte pas l’ambiance enfiévrée des boutiques, ce genre d’épreuve vire vite à la torture ! Et dire que certaines personnes font du shopping pour le plaisir…
18h : Je m’arrête à la librairie Antinoë où Colette Camelin vient présenter son édition du Maître du Jouir de Victor Segalen : je ne savais pas que ce dernier avait employé des mots tahitiens dans Les immémoriaux, ce qui lui avait valu une levée de bois vert de la critique de l’époque qui ne tolérait pas que l’on mêle à la langue française ce qui était alors considéré comme un dialecte de primitif ! Mauvais esprit, je lance : « Aujourd’hui, on est plus tolérant, on se contente de dire que l’arabe est la langue du terrorisme ! » Ma remarque fait rire un peu jaune, mais je voulais signifier ainsi que le complexe de supériorité occidentale n’a pas totalement disparu de nos sociétés…
Colette Camelin signant le livre...
...et faisant sa présentation, croquée par votre serviteur.
20h : La présentation est terminée. J’étais censé dîner à la crêperie en compagnie de madame Camelin et de mes collègues chercheurs ayant co-organisé l’événement. Mais je suis déjà épuisé par les épreuves de cette journée alors que ces messieurs-dames en sont encore à ergoter sur des documents iconographiques que la libraire a bien voulu sortir de ses réserves : je comprends assez vite que si je reste avec eux, je me retrouverai assez vite dans la même position que Marguerite dans La différence invisible quand elle a la sensation de disparaître au milieu d’une troupe qui festoie[2]… Je décide donc de prendre congé prématurément, ce qui est plutôt bien accepté – les autres chercheurs connaissent mon handicap. Mais une fois partie, chemin faisant, je ne peux m’empêcher de me maudire, moi qui persiste, à mon âge et alors que je suis diagnostiqué depuis déjà six ans, à faire fi de mes limites en me contraignant à des sorties qui ne m’intéressent qu’à moitié et ne font que m’épuiser ! Notez qu’avant mon diagnostic, je me maudissais aussi, mais pour mon incapacité à apprécier des moments censément agréables pour tout le monde… Je dois l’admettre : il n’y pas que le degré de nos tolérances de nos sociétés qui ne fait pas de progrès !
Vendredi 30 septembre
14h30 : Je n’ai pas veillé longtemps hier soir, m’étant couché, tel Camus après sa première journée à New York, « malade du cœur autant que du corps »[3]. J’ai ainsi pu me lever relativement tôt et en finir rapidement avec quelques affaires courantes en ville : une fois rentré, j’ai la surprise de trouver dans ma boîte aux lettres un exemplaire d’un ouvrage auquel j’avais contribué ! Je savais que je devais le recevoir, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi tôt ! Avant de ranger mes affaires et de reprendre le boulot, je m’installe dans mon canapé pour relire mon article, histoire de savourer le plaisir d’être publié aux côtés de prestigieux chercheurs… Et j’ai à peine commencé qu’on sonne à la porte. Je mettrais ça dans une BD, personne n’y croirait ! J’ouvre : ce n’est pas un vendeur de brosses, c’est un employé de chez Free qui vient vérifier quelque chose à propos de ma connexion Internet ; je n’ai rien compris à son charabia mais, apparemment, mon installation ne serait plus « aux normes » (quel vilain mot !) et je devrais recevoir bientôt une autre visite pour la réactualiser : que de menaces en si peu de mots ! Il y en a décidément qui ont le chic pour pourrir l’ambiance…
Le livre en question : il coûte 74,90 euros (ce n'est pas moi qui fais les prix) et mon article s'intitule "Reiser ou la revanche du corps meurtri".
Voilà, c'est tout pour cette semaine, à la prochaine !
Samedi 17 septembre
4h : Je suis brutalement réveillé par une crampe au mollet. Ça y est, à force de me faire du souci et de me poser des questions, je commence à somatiser !
17h30 : J’arrive déjà au Fort Montbarey où je dois lire, dans un peu plus d’une heure, Inconnu à cette adresse en public avec mon camarade Mikaël ; celui-ci n’est pas encore arrivé et je ne sais pas où me mettre en attendant. Une responsable me fait m’asseoir dans la salle où la lecture doit avoir lieu, pour l’heure occupée par un conférencier qui termine sa causerie consacrée à l’histoire de l’arsenal. Explorant le passé brestois depuis déjà sept ans, je n’apprends pas grand’ chose de nouveau et je stresse déjà, d’autant que je me demande comment nous allons faire les réglages si mon complice n’arrive pas bientôt !
18h30 : Déjà sur scène, je suis toujours seul. Mikaël est censé arriver d’ici quelques minutes, mais je me demande si ça ne va pas être trop juste pour régler le son, les lumières et tout le toutim : cette situation d’incertitude m’énerve et me rend vite imbuvable ! La responsable, qui essaie vainement d’apaiser mon stress, finit par comprendre qu’il vaut mieux laisser passer l’orage…
18h45 : Nous commençons enfin. Une fois encore, mes inquiétudes se révèlent bien vaines : la mise en scène se limite à un panneau qui nous sépare (nous sommes censés nous écrire de part et d’autre de l’Atlantique) et nous n’avons même pas besoin de micro vu qu’il n’y a qu’une dizaine de personnes dans la salle – compte tenu de l’offre assez impressionnante de Brest pour les journées du patrimoine, à laquelle s’ajoutaient les rencontres brestoises de la BD, ce n’est pas si mal ! Nous faisons notre lecture et je me surprends à être beaucoup plus à l’aise que je ne le craignais, Mikaël ne bafouille presque plus. Il est vrai que nous ne sommes plus du tout surpris par le texte et que, sur scène et en public, le rapport n’est pas le même que seuls dans mon salon ou celui de mon camarade… Bref, finalement, arriver avec seulement cinq minutes d’avance, ce n’était pas irresponsable : c’est encore moi qui ai fait de l’excès de zèle…
Votre serviteur et Mikaël sur scène :
Une photo qui prouve que la salle, faute d'être pleine à ras bord, n'était pas vide :
La prochaine fois, je demanderai un pichet, ce sera moins anachronique qu'une bouteille en plastique - il fallait bien que je m'hydrate la bouche !
19h30 : Nous avons terminé. Les retours sont très positifs, il n’est pas exclu que nous renouvelions l’opération. J’en suis d’autant plus ravi que, pour un autiste et un dyslexique, faire une lecture publique est une vraie revanche sur la vie… La responsable m’invite à rester pour manger une crêpe : je suis à deux doigts de refuser poliment car j’ai déjà prévu mon dîner chez moi et j’aimerais autant rentrer assez tôt. Comme toujours, on m’a à l’usure : après tout, une crêpe, ce n’est pas bourratif au point de me priver du repas que j’ai déjà programmé. La compagne de mon camarade nous a rejoints, ainsi que son jeune fils et un copain de ce dernier : en fait, ils étaient déjà dans la salle quand nous avions commencé la lecture, mais évidemment, il ne fallait pas compter sur ces deux garçonnets pleins de vie pour rester sagement assis dans cette pièce austère alors que la cour du fort leur tendait les bras pour leur permettre de se défouler. Et puis l’horreur du nazisme, qui est au cœur de l’œuvre que nous avons lue, ils auront bien le temps de la découvrir plus tard…
20h20 : Une fois ma crêpe engloutie, je prends poliment congé : la responsable, qui n’a pas l’air de m’en vouloir pour mes sautes d’humeur imputables à un trac on ne peut plus légitime, s’est proposée de me ramener à Lambézellec, mais si je dois attendre l’heure de fermeture du fort, je risque d’être encore là une heure plus tard, ce à quoi je tiens d’autant moins qu’il commence à faire froid et je n’ai qu’une chemise sur le dos… Bref, comme le bus qui dessert Lambé passe juste à côté de ce site patrimonial, j’en profite pour ne pas m’attarder et regagner mon cocon au plus vite. Comment faire comprendre aux gens que si on a hâte de rentrer chez soi, ça ne veut pas dire qu’on ne se plait pas avec eux ? C’est le cadet de mes soucis pour l’instant : malgré la bonne impression laissée par notre lecture, une fois en route, je ne peux m’empêcher de me ronger les sangs de plus belle…
21h15 : Déjà rentré ; j’ai bien calculé car, si j’avais accepté le co-voiturage gratuit qui m’était proposé, je serais sans doute encore là-bas. En attendant que mon repas soit chaud, je me passe, cédant à une envie digne d’une femme enceinte, Sunshine makers, un cartoon de 1935 dû aux studios Van Beuren. Je l’avais découvert il y a longtemps dans Cartoon factory, une émission diffusée sur Arte, et j’avais été marqué par cette histoire où de joyeux gnomes, producteurs et distributeurs de soleil en bouteille, affrontent des gobelins qui se complaisent dans l’obscurité et la sinistrose… Difficile de ne pas penser aux Rigolus et aux Tristus de Cézard, mais ce n’est probablement qu’une coïncidence ; dans le souvenir que j’avais de ce film, les gobelins étaient barbus, je suis donc surpris de les voir imberbes ! Mais surtout, je suis assez impressionné par la qualité de l’animation qui n’a rien à envier à celle qu’obtiennent les studios Pixar avec des moyens techniques autrement plus astronomiques : le cartoon américain n’a jamais été aussi grandiose qu’au temps où il était encore un artisanat, avant que le modèle industriel des studios Disney n’écrase tout… Cela dit, avec mes yeux d’adulte, je réalise aujourd’hui le mal que ce genre de film a fait aux gosses en leur faisant croire qu’il y avait le mal d’un côté et le bien de l’autre et qu’on avait le droit de faire le bonheur des gens malgré eux ! Je dis ça sans doute parce que je me sens assez proche des gobelins qui ne veulent pas qu’on les force à être de bonne humeur…
Voici le film en question, vous pourrez vous faire votre propre opinion :
Dimanche 18 septembre
10h : J’ai fait un cauchemar étrange : je résidais chez mes parents pendant leur absence et la maison était envahie par des inconnus qui se croyaient tout permis ; j’en chassais deux, il en arrivait dix de mieux ! Dans le tas, il y avait même Michel Onfray qui venait répandre son salmigondis pseudo-philosophique… Dans ce rêve désagréable, il y a bien sûr une part de réminiscence : je n’oublierai jamais cette semaine où mon petit frère avait profité de l’absence de nos parents pour inviter toute une troupe de copains, avec la permission de nos géniteurs mais sans m’en parler ! Quant à la présence Michel Onfray, c’est évidemment lié au fait que jadis, chaque fois que je me présentais à autrui en tant que docteur en philosophie, on me demandait mon avis sur ce triste sire… Mais ce cauchemar est aussi révélateur de mes angoisses actuelles : tous ces intrus contre lesquels je ne pouvais rien ne représentaient-ils pas cet inconnu que je crains de voir arriver dans ma vie, à cette heure où je suis plus ou moins à la croisée des chemins ?
14h30 : Je reçois un couple d’amis avec leurs deux enfants, un fort bel adolescent et un charmant garçonnet de deux ans : le petit monte déjà les escaliers avec une aide minimale (c’est à peine s’il faut rester derrière lui !) et le grand, bien qu’encore lycéen, peut se lancer à tout moment dans un exposé improvisé sur l’économie mondiale… Cette génération semble avoir du talent ! Au fil de la conversation avec mes invités, je m’aperçois que ceux-ci ne connaissaient pas ma chaîne YouTube : manifestement, j’ai encore quelques lacunes en matière de communication ! Pas étonnant que je ne croule pas sous les vues, si même mes amis ne sont pas au courant…
Lundi 19 septembre
16h : Un bon point pour commencer la semaine : j’ai réussi à faire le ménage dans ma boîte mail. Depuis que la présentation en a été modifiée, celle-ci donne l’impression de déborder au bout de cinq messages reçus, ce qui ne fait qu’aggraver mon mal-être. Ah, cette incompréhensible manie du changement qui caractérise les gens que l’on dit normaux…
18h : Ils sont mignons, ceux qui appellent à boycotter la coupe du monde de football au Qatar pour des raisons éthiques… Ils ont l’air de découvrir que les grandes compétitions sportives ne sont que des pompes à fric qui n’apportent que des désastres partout où elles se tiennent ! Ils ont fait l’autruche jusqu’à présent et se découvrent une conscience morale maintenant qu’il est impossible de cacher ce qu’ils se sont obstinés à nier pendant des années ! Ils semblent oublier que la précédente coupe du monde a eu lieu… En Russie ! Oui, en Russie, chez Poutine, dans ce pays devenu l’ogre mondial depuis l’invasion de l’Ukraine ! Et elle n’a pas changé depuis : à l’époque, elle était déjà la puissance belliqueuse et liberticide d’aujourd’hui, et ça n’a pas gêné outre mesure les footeux ! Même avant ça, il y avait eu l’édition de 1934 en Italie fasciste et celle de 1978 en Argentine dictatoriale : c’est MAINTENANT qu’ils se rendent compte que la FIFA se fout des droits de l’Homme comme d’une guigne ? Ou bien ils sont complétement cons ou bien ils se foutent de nos gueules, le père Cantona en tête ! Ce n’est pas la coupe du monde au Qatar qu’il faut boycotter, c’est la coupe du monde tout court !
Mardi 20 septembre
10h30 : En venant travailler à la BU, j’ai l’heureuse surprise d’y retrouver un couple d’amis enfin rentré en Bretagne après trois ans passés en Martinique ! Je n’ai pas reconnu tout de suite monsieur dont les cheveux et la barbe ont beaucoup poussé, une pilosité qui s’explique aisément : il n’a pas récupéré sa tondeuse vu qu’une partie de ses cartons est toujours retenue aux Antilles ! Et ce n’est que le moindre de leurs soucis : leur appartement brestois a été littéralement saccagé par les gens auxquels ils l’avaient loué, monsieur est en reprise d’études mais, comme il est inscrit à l’université de Caen, il travaille à distance avec les inconvénients que ça comporte, et madame est en pleine recherche d’emploi, avec les galères qui vont avec. Heureusement, leur couple semble soudé et ils se soutiennent mutuellement : quand je parle avec madame, je ne sais pas ce qui m’impressionne le plus entre sa sublissime beauté (elle ressemble assez à Gwyneth Paltrow) ou son optimisme qui semble à toute épreuve…
16h30 : Passage à Saint-Martin pour rencontrer en chair et en os Yann Quenet, ce baroudeur rentré en Bretagne cet été après trois ans passés à faire le tour du monde sur un petit voilier : il n’en est pas plus fier pour autant, malgré le succès médiatique que ça lui a apporté. Ce sont toujours ceux qui accomplissent les plus fabuleux exploits qui sont les plus modestes, un contraste qui m’impressionne toujours autant…
17h : Petite étape au Locus, un bistrot ouvert dernièrement : c’est l’happy hour, j’en profite pour savourer une pinte de bière qui me procure un rafraîchissement bienvenu par ce temps orageux. Mais surtout, comme je sais que le patron envisage, à terme, d’organiser des expos et des concerts dans son établissement, je lui laisse ma carte en lui disant qu’il peut compter sur moi : il la met de côté mais je sais qu’il ne faudra pas y compter avant plusieurs mois… Avant le Covid, je faisais beaucoup de démarchage de ce genre, mais je ne sais pas si je vais m’y remettre de façon intensive : j’ai finalement peu de résultats et j’en suis un peu las…
22h30 : Il se fait tard mais je veille encore pour mettre la dernière main à une mini-BD résumant (à ma façon bien sûr) la carrière de Jacques Chirac dont on célébrera la semaine prochaine (et assez discrètement, j’imagine) le troisième anniversaire de la mort. Pour me donner du cœur à l’ouvrage, je dessine au son des vidéos des 10 ans du Zapping de Canal+ mises en ligne sur YouTube. Coïncidence : je termine ma planche pile au moment où passent les images de l’élection de Chirac en 1995… Faut-il y voir un signe ? En tout cas, je me souviens qu’à l’époque, j’évitais autant que possible de me repasser ces images : les revoir était au-dessus de mes forces tant j’étais persuadé que Chirac était ce qu’il pouvait y avoir de pire en matière de crapule politicienne. J’avais sept ans et Sarkozy n’était encore qu’un second couteau…
En attendant de voir ma planche, voici la vidéo en question :
Mercredi 21 septembre
10h : Aujourd’hui, Chuck Jones aurait eu 110 ans. Le monde des créateurs de cartoons de divise en deux catégories : dans la première, on trouve Tex Avery, et dans la seconde, tous les autres. Mais dans cette deuxième catégorie, le grand Chuck occupe certainement le haut du panier tant il innova à plus d’un titre. Ne citons que The Dover Boys, sorti en 1942, qui a bien failli lui coûter sa place à la Warner : pas parce que cette parodie des romans bon marché pour midinettes tournait en dérision les préjugés de l’Amérique puritaine (venant des farceurs de chez Warner Bros, on en avait l’habitude) mais parce que mister Jones y prenait des libertés, impardonnables pour l’époque, avec les règles de l’animation ; ses personnages, outrancièrement caricaturés, sautaient littéralement d’une pose à une autre dans des décors stylisés à l’extrême. Avec ce dessin animé, Chuck Jones s’attira les foudres de ses patrons mais inventa une nouvelle forme d’animation, plus rapide et plus drôle, qui allait s’imposer comme une alternative au style disneyen. Cela étant, la séquence de son cru qui m’a le plus marqué reste celle de Broom-Stick Bunny (1956) où la sorcière Hazel, buvant par inadvertance son élixir de beauté, se transforme, à son grand dam, en une superbe rouquine : comment ne pas être troublé par une scène pareille quand on est enfant ?
Voici The Dover Boys en VF...
...et deux dessins de mon cru inspirés par ce cartoon :
La séquence de Broom-stick Bunny qui m'a tant marqué (amusez-vous à vous la passer au ralenti, c'est édifiant)...
...et un petit hommage :
Le petit monstre auquel la sorcière fait un bisou (et on voudrait être à sa place) est un autre personnage créé par Chuck Jones, le monstre Gossamer, devenu minuscule comme dans le cartoon Water, water every hare (1952) que vous pouvez découvrir en VO en suivant ce lien.
14h : Réunion en visioconférence du comité de rédaction de la revue Motifs dont je fais partie. Vous vous imaginez peut-être que ça signifie lire des articles universitaires passionnants ? Et bien non : comme la responsabilité du contenu de chaque numéro est déléguée au chercheur qui en a proposé le thème (le plus souvent pour publier les actes d’une manifestation qu’il a organisée), le comité se borne, la plupart du temps, à s’esquinter la santé à propos de la place d’une virgule dans des documents que seuls les auteurs liront… Le comité devra être renouvelé bientôt : si on me le demande, je ne suis pas sûr de me représenter !
Jeudi 22 septembre
9h : J’arrive à la fac où doit avoir lieu un colloque organisé à l’occasion du centenaire d’Alain Robbe-Grillet – le « pape du nouveau roman » était né à Brest, plus précisément à Kerangoff, il serait donc intéressant d’en parler aux lecteurs de Côté Brest. Il y a beaucoup de monde sur le parvis : un historien de mes amis m’annonce que j’arrive en pleine alarme incendie ! La cause ? Un four du restaurant universitaire qui déconne… Cet incident ne m’affecte pas directement mais il me rappelle quand même un mauvais souvenir, en l’occurrence le jour où mon propre cours, qui avait déjà mal démarré, a été interrompu à cause d’une alarme incendie déclenchée par un fumigène que des étudiants avaient allumé pour répéter un spectacle… Et dire que l’homme revendique la gloire d’avoir « maîtrisé le feu » ! Si on maîtrisait vraiment le feu, il n’interromprait pas si facilement la vie intellectuelle !
10h : Quand je vous dis « Alain Robbe-Grillet », je suppose que vous pensez spontanément à un intellectuel parisianiste assez chiant ? Et bien vous vous trompez : premièrement, comme je l’apprends au cours de cette matinée, il n’a jamais oublié ses origines et s’est volontiers inspiré de légendes bretonnes pour son œuvre. Deuxièmement, dans son combat contre la fixation du sens, l’humour était pour lui une arme qu’il n’a jamais manqué d’utiliser. De ce double point de vue, il est un digne ambassadeur de l’esprit brestois : je pense que je vais mettre ça en avant dans mon article. En attendant, je rencontre deux personnalités des plus prestigieuses : Benoît Peeters, qui vient de publier une biographie de référence de Robbe-Grillet, et Catherine, la veuve de ce dernier ! Et dire que nous ne sommes qu’une dizaine à être venu à leur rencontre ! Moi-même, je ne peux pas m’attarder, j’ai une amie qui a besoin de moi…
17h : Je reçois mon amie qui est en plein combat contre l’entreprise où elle est actuellement salariée et où on n’a que trop abusé de sa gentillesse. Elle n’exclut pas de se faire embaucher dans une autre boîte ; mais pour l’heure, son avenir proche est plutôt incertain et elle se pose beaucoup de questions sur ce qu’elle va devenir… Un peu comme moi et le couple que j’ai revu mardi ! Mine de rien, je ne suis pas seul, il y a beaucoup de gens qui sont en pleine interrogation sur leur vie : y a-t-il un lien entre ce doute généralisé et le contexte post-Covid ? Je n’ai pas la réponse mais je n’en suis qu’à moitié étonné : comment se motiver pour continuer à faire tourner une machine dont l’absurdité intrinsèque a été mise à nu par la crise sanitaire ?
Vendredi 23 septembre
10h : Il n’y a pas grand-monde au marché aujourd’hui. Il faut dire qu’il pleut… Mais peu importe la météo, mon frigo est presque vide et il faut bien manger : au moins, je n’ai pas à faire la queue trop longtemps et ces averses apaisent mon mental ravagé. Il se trouve quand même quelqu’un, à la boulangerie, pour pester contre ce « temps pourri »… Oh, les héliotropes, vous avez été assez gâtés jusqu’à présent, non ? Il faut bien qu’il pleuve un peu, si vous voulez continuer à vous nourrir, non ? Et puis ceux qui n’aiment ni la chaleur ni la lumière, vous y pensez un peu ? Eux aussi ont le droit de se sentir bien !
10h15 : Un quotidien local consacre sa « une » aux Russes qui fuient leur pays : manifestement, plus personne n’ose faire semblant d’ignorer que Poutine impose à ses compatriotes un régime de terreur et on ne se cache plus derrière l’alibi de « l’âme slave » pour donner des circonstances atténuantes à ce tyran ! Pour que nous osions enfin ouvrir les yeux, il aura fallu que les Ukrainiens paient cash notre aveuglément…
14h : Demain, c’est la foire Saint-Michel, avec le grand retour des déballeurs. Je n’ai pas été sollicité pour le village des artistes, peut-être qu’il n’y en a pas cette année – on n’en parle même pas dans Côté Brest. Tant pis, je vais me chercher un coin où je mettrai en vente mes vieux livres et proposerai mes caricatures. De toute façon, même si j’avais pu exposer mes originaux, ce seraient les caricatures qui auraient le mieux marché. Mais il faudra que je me lève très tôt…