Du 18 au 20 mai : Ma foire aux croûtes 2023
Jeudi 18 mai
9h : C’est parti pour la foire aux croûtes ! L’installation de mon stand est assez laborieuse car j’ai été doublement déraisonnable : premièrement, j’ai copieusement arrosé mon anniversaire hier soir avec quelques amis et je sens bien que je n’ai pas tout à fait récupéré de ma soirée. Deuxièmement, je croyais gagner en efficacité en mettant tout le matériel dans une seule valise : grave erreur, elle est beaucoup trop lourde et j’ai d’autant plus de mal à la tracter que les roulettes sont déjà usées… Bref, quand j’arrive enfin devant la grille qui m’a été attribuée, mes métacarpiens ont perdu une partie de leur agilité et ma patience est quelque peu entamée, de sorte que je ne peux réprimer un hurlement d’agacement quand je constate que mes crochets sont décidément trop petits pour me permettre de fixer ma banderole à la barre supérieure dont j’avais sous-estimé l’épaisseur : une bénévole a heureusement la gentillesse de venir m’aider et de me donner deux objets plus adaptés qui résolvent mon problème… Il faudra tout de même que je trouve une autre solution pour demain.
10h30 : La fréquentation commence mollement mais c’est normal, le jeudi matin. Après tout, si je ne m’étais pas engagé, j’aurais bien fait la grasse matinée moi aussi… J’ai mon premier client, un homme assez âgé qui vient se faire caricaturer à chaque fois qu’il a la chance de me trouver à la foir, donc presque chaque année depuis dix ans : comme c’est un fidèle, je lui fais payer son dessin au tarif réduit. J’aimerais bien voir toutes les caricatures qu’il affirme posséder : ce serait un aperçu saisissant de l’évolution de mon style graphique – et, aussi, de son vieillissement…
11h20 : Un journaliste du Télégramme me pose quelques questions et me photographie : je dois donc m’attendre à avoir les honneurs de son journal ce week-end. Il affirme m’avoir croisé plusieurs fois et me considère manifestement comme un personnage connu sur la place de Brest : il n’a peut-être pas tort, mais j’attends de faire un bon chiffre pour avoir la grosse tête !
11h30 : Je caricature un petit garçon. Rien de très nouveau, beaucoup de parents viennent me retrouver pour que je dessine leurs enfants : ça ne me gêne pas, le client est roi ! Cela dit, je suis impressionné par le sérieux dont font montre ces jeunes modèles : il n’est pas rare que les gens plus âgés soient mal à l’aise, s’esclaffent nerveusement, tremblent dans l’attente du résultat… Mais les enfants, non ! À leur âge, les problèmes d’image ne pèsent pas sur leurs frêles épaules avec la même pression que sur celles des adultes : ils ont bien raison de ne pas prendre au sérieux des questions si futiles ! Les adultes ne sont jamais que de grands enfants qui jouent à se faire du mal… Et ils y arrivent plutôt bien !
12h30 : Alors qu’un homme que je compte dans mes relations, instituteur à la retraite et photographe en activité, me fait la conversation, je ressens soudain une vive douleur à la jambe : elle est si forte que je ne peux m’empêcher de hurler de douleur. Mon interlocuteur, qui a joué au football dans sa jeunesse, a le bon réflexe de tirer sur mon membre inférieur : la douleur se calme aussitôt. Je ne connais que trop bien la provenance de ce mal momentané : il est dû tout bonnement à l’alcool que j’ai ingurgité hier soir… En tout cas, c’est bien la première fois que le foot me rend service !
12h45 : Sur la scène, le duo Guillou-Lamanda interprète quelques chansons populaires brestoises : je ne peux m’empêcher de pleurer en réécoutant à cette occasion « La complainte de Jean Quéméneur »… J’ai parfois entendu des gens déclarer que cette chanson les faisait rire ! Je ne vois pourtant rien de drôle dans l’histoire de ce pauvre homme, orphelin très tôt, abandonné par une drôlesse infidèle et mort noyé après avoir sombré corps et bien dans l’alcool… Il faut croire que le cocu ivrogne ne peut pas inspirer la pitié : ça lui fait un point commun avec le premier de la classe…
13h : Une Gitane fait la manche et me sollicite : je crois la reconnaître, je lui avais déjà fait l’aumône jadis. Aujourd’hui, je ne donne plus d’argent à personne : je ne vois pas pourquoi ce serait à moi d’aider les démunis alors que des sommes faramineuses circulent dans les mains d’une poignée de privilégiés ! Et ce n’est pas de gaité de cœur que j’adopte cette attitude : je me sens sale, quand je refuse la charité à quelqu’un !
13h10 : Un chien aboie à qui mieux mieux sur la place. Agacé, je hurle « Ta gueule, con de chien » ! J’ai beau savoir que ça ne sert à rien, je ne peux pas m’en empêcher, j’espère au moins faire réagir sa maîtresse qui n’a pas l’air de se rendre compte que son clébard fait peur aux gens et pourrit l’ambiance : bien évidemment, il n’en est rien, c’est contre moi que ça se retourne, elle défend son monstre en affirmant qu’il « dit bonjour » ! Si c’est sa façon à lui de saluer, je plains les amis de sa patronne : ils doivent avoir hâte qu’il leur dise « adieu »…
13h20 : Je reçois la visite de l’administrateur de la compagnie des Fous de la rampe. Évidemment, ça ne rate pas, il me demande mon avis sur la pièce Les perroquets à laquelle j’ai pu assister gratuitement grâce à lui : je me borne à dire que je trouvais que Faustine Kermarrec sonnait faux dans son rôle de « blanc-bec » ; il me confirme que cette comédienne est débutante, qu’elle l’a même inquiété lors des premières répétitions mais que ses progrès ont été fulgurants ! Il ajoute qu’elle a été meilleure à la représentation du soir. Je veux bien le croire, tant mieux pour la troupe…
13h50 : Un homme me fait caricaturer une femme malvoyante : il est un peu déçu du résultat qui, à ses yeux, vieillit le modèle, mais l’intéressée, qui arrive à apprécier mon dessin avec une loupe, est satisfaite. Il est fort peu fréquent que j’aie une réclamation quelconque et, les rares fois où ça se produit, ça ne vient jamais de l’individu caricaturé lui-même mais plutôt de l’éventuelle tierce personne qui lui a payé le dessin : paradoxal, non ? Enfin, celui-ci ne va pas jusqu’à me demander d’être remboursé…
14h45 : Je viens d’amortir mon emplacement. Ça n’a l’air de rien, mais je ne suis pas certain que tous les artistes aient la chance de gagner assez d’argent pour couvrir les frais de réservation de leur stand, surtout au bout de seulement une demi-journée ! La foire commence donc bien pour moi, mais je me garde de crier victoire trop tôt…
15h30 : Manuel J. Grotesque passe sur scène : je ne sais pas qui s’occupe de la programmation musicale, mais je ne lui dis pas merci ! Les textes se veulent décalés mais ils ne sont que débiles, et la musique est insupportable ! Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi con et j’ai presque envie de tuer l’individu qui brame ces inepties ! Que ce soit clair : le côte « C’est très con, mais on s’en fout, qu’est-ce qu’on rigole », ça va bien cinq minutes et le second degré n’excuse pas tout, surtout pas de faire de la merde !
16h : Le show de Manuel J. Grotesque me paraît interminable : c’est donc dans de mauvaises dispositions que je reçois un jeune couple qui a décidé d’être chiant ! Non seulement ils n’ont pas de monnaie, ce qui oblige mademoiselle à aller retirer du liquide aux halles Saint-Martin mais, par-dessus le marché, cette péronnelle, qui s’était déjà fait tirer l’oreille par son compagnon pour s’asseoir sur mon tabouret, y renonce carrément au dernier moment, prétextant une « urgence » ! Heureusement que ce genre de rencontre est plutôt rare…
18h45 : Je remballe, satisfait de cette première journée où j’ai déjà plus que doublé la mise. Après mille difficultés pour tracter mon chargement sur à peine quelques mètres, je range le matos chez mon ami Jean-Yves, en me promettant de revenir demain avec trois autres contenants et de jeter dans la foulée cette vieille valise complètement pourrie ! Histoire de gagner du temps, je m’achète une saucisse-frites pour pouvoir manger sur place : ce n’est pas le nec plus ultra en matière de gastronomie, mais quand on s’est contenté d’une boîte de thon à midi et qu’on a eu une journée fatigante, ça fait un bien fou ! Je garde tout de même mon casque antibruit pour supporter la foule environnante et ce n’est pas le collectif de hip-hop qui joue sur scène qui me donne envie de m’ouvrir au monde…
Vendredi 19 mai
9h20 : Maman, j’ai ma photo dans le torchon ! Un badaud m’ayant signalé que ma photo était déjà parue dans Le Télégramme, je m’empresse, avant l’ouverture, d’acheter le numéro en question : le rédacteur me qualifie d’ « incontournable » et de « bouille bien connue à Brest »… Il y a des réputations plus lourdes à porter ! Cette fois, j’ai attaché ma banderole à la grille avec de vieux lacets retrouvés dans un tiroir : c’est plus simple et plus sûr qu’avec des crochets…
"Le baby-foot de la duchesse Anne" : il fallait y penser, non ?
11h : Je n’ai toujours pas eu de clients, mais c’est normal le matin, surtout le vendredi. Je prends donc mon mal en patience, ce sont surtout les gosses qui crient sur le parc de jeux qui m’agacent… Quand je pense qu’on m’enguirlandait chaque fois que je haussais la voix parce que quelque chose me gênait, j’ai un peu de mal à digérer qu’on laisse les gamins hurler sous prétexte de défoulement !
Thierry Richard et moi-même nous photographions mutuellement :
11h30 : Je reçois ma première cliente de la journée. Je suis assez content du résultat mais je n’ai pas le réflexe de prendre une photo d’elle avec sa caricature : je ne sais pas exactement selon quels critères je décide de le faire ou non, ça dépend en grande partie du rapport que j’entretiens avec le client pendant ce court laps de temps où nous établissons un lien très particulier. Ce qui m’étonne, c’est d’avoir fort peu de refus, alors même que je précise à chaque fois que c’est pour mon blog que je prends ce cliché ! Il est vrai que de nos jours, se retrouver en photo sur Internet est totalement banalisé…
11h45 : Voyant mon nom sur les cartes de visite que j’ai installées sur mon tapis, au pied du tabouret destiné à recevoir les clients, un badaud me félicite pour mes articles historiques dans Côté Brest. Mine de rien, beaucoup de gens, à Brest, me connaissent au moins sous un angle ou un autre : si ce n’est pas en tant que correspondant de presse, c’est en tant que dessinateur, et ceux qui n’ont pas assisté à une de mes conférences ont un proche que j’ai eu comme étudiant… Il y en a qui se croient importants pour moins que ça !
12h25 : Un gamin, devant les dessins que j’expose, est fasciné par celui parodiant Alerte à Malibu et représentant une sorcière en maillot de bain : je suis à deux doigts de lui dire que je n’allais quand même pas la faire en burqa ! Remarquez, même en burqa, Pamela Anderson et ses petites copines n’arriveraient pas à cacher leurs anatomies…
Je n'ai pas pu résister au plaisir de photographier un bébé avec son papa (dont j'ai flouté le visage par sécurité) :
12h45 : « Les petites chansons folk » sauvent l’honneur de la scène, bafoué hier par l’imbécile qui m’a tant cassé les oreilles : voilà un spectacle sympa, familial et bon enfant, on a même droit à des reprises des Beatles ! Vous voyez bien qu’on n’a pas besoin de chercher à tout prix quelque chose de totalement inédit pour plaire au public ! L’originalité, c’est comme toutes les bonnes choses, point trop n’en faut : si certaines choses sont faites et refaites depuis des années, c’est parfois pour de bonnes raisons…
14h45 : Je réalise une caricature d’après une photo sur smartphone : je suis étonné qu’on ne me l’ait pas déjà demandé au moins deux fois depuis hier ! Y aurait-il donc un espoir que la civilisation du tout-numérique n’écrase pas tout ?
15h10 : Je retrouve une de mes meilleures amies, qui me demande de caricaturer la fille de son fiancé : je le fais avec d’autant plus de plaisir que la demoiselle est absolument charmante, je serais presque prêt à travailler gratuitement si je n’avais pas besoin d’argent…
15h25 : Je ne voulais pas y croire en consultant le programme, mais c’est la vérité : c’est bien une sélection d’artistes familiers des scènes ouvertes Mic Mac qui nous est proposée ! Ainsi, j’ai l’immense plaisir de réécouter successivement Carlos et Morgane sur une scène à la hauteur de leur talent ! Non, on m’a pas sollicité et c’est tant mieux : j’aurais probablement refusé, on ne peut pas être à la fois au four et au moulin…
Morgane dans l'arène :
16h30 : Je m’attendais à tout moment à recevoir un groupe de quatre : c’est enfin arrivé ! J’ai bien fait d’emmener un carnet au format A3 : hélas, c’est du papier aquarelle et l’encre de Chine a bien du mal à l’imprégner ! Tant pis, je fais avec, et au final, les clients sont quand même satisfaits : je me demande si le public n’est pas plus indulgent qu’on ne le dit…
D'autres clients de la journée :
Ce jeune homme tient dans la main gauche le billet avec lequel il va me payer, ce n'est pas un...
19h30 : Je fais découvrir le Biorek brestois à une amie très chère et à son mari, venus spécialement de Nantes pour la foire aux croûtes. Les circonstances ne sont pas idéales : tout le monde a l’air de juger que dix-neuf heures trente, l’heure pour laquelle j’avais réservé, c’est trop tôt pour dîner… De surcroît, j’avais prévenu Alexandre que nous viendrions à trois ou quatre, et nous arrivons à sept, avec une copine commune, ses deux nièces et un garçon que mon amie a trouvé dans la rue et que je ne reconnais absolument pas ! Pire, je m’engueule avec ce dernier quand il me sort un discours anti-vaccin : il me parle d’une dame qui a contracté la maladie de Charcot peu après avoir reçu le vaccin anti-covid (car, bien sûr, il ne peut pas y avoir d’autres causes), il me ressort l’argument des effets secondaires (je n’ose pas lui parler des personnes « à risque » qui n’en ont ressenti aucun), il parle des cancers qui peuvent survenir « vingt ans plus tard » (je lui rirais au nez si j’en étais capable), il trouve bizarre qu’on ait trouvé le vaccin en si peu de temps (car les chercheurs sont tous des incapables, c’est évident)… Ce n’est pas tout à fait comme ça que je voyais mes retrouvailles avec mon amie ! Mais je n’en dis rien et celle-ci, reconnaissante de m’avoir fait découvrir ce bel endroit, me donne une bise…
20h30 : Après avoir dîné, nous retournons sur la place. J’ai bien failli partir tout de suite, mais je n’allais pas abandonner si vite mon amie que je ne suis pas sûr de revoir demain… Celle-ci, par égard pour moi, a l’élégance de faire en sorte que nous nous tenions à l’écart de la foule, au grand dam de notre copine commune : celle-ci me dit (je cite de mémoire) « Heureusement que tu es autiste, sinon on dirait que tu es un casse-burnes » ! Cette parole peu amène, quoique proférée sur un ton qui exclut toute malveillance, me rappelle cette réplique du futur-ex-compagnon de Marguerite dans La différence invisible : « Ah oui, c’est vrai que tu es « Asperger ». La belle excuse ! »[1] Certaines personnes trouvent incongru de considérer le syndrome d’Asperger comme une différence « invisible », mais c’est pourtant la vérité : comme rien ne semble différencier de visu les « aspies » des « neurotypiques », ces derniers n’ont que trop tendance à envisager les manifestations de mal-être comme des caprices ; il ne viendrait à l’idée de personne de dire à un unijambiste qui refuse de courir le cent-mètres-haie que son handicap est une « bonne excuse », mais tout le monde trouve intolérable qu’une personne avec autisme, si elle n’a pas l’air d’un mongolien, ne plonge pas à pieds joints dans des ambiances qui seraient pour elle des sources d’angoisse voire d’oppression ! Un jour, peut-être, je dirai à cette copine à quel point ses paroles m’ont blessé…
22h45 : Je repars. Je dois me lever tôt demain matin pour ne pas rater l’ouverture de la foire. Je reste un peu sur ma faim : mon amie a revu beaucoup de gens qu’elle avait l’habitude de fréquenter quand elle habitait à Brest et fréquentait le quartier de Saint-Martin ; ils me connaissaient eux aussi mais je ne m’en souvenais absolument pas, je n’avais rien à leur dire, et je me suis vite senti seul alors même que je ne l’étais pas… Décidément, même sans me mêler à la foule qui braille devant la scène, ces ambiances ne me valent rien ! Faut-il que j’aime mes amis pour passer outre : n’empêche que j’ai hâte de revoir cette (encore) jeune femme dans un cadre un peu plus calme…
Samedi 20 mai
9h55 : Alors que j’ai déjà installé mon stand et que l’ouverture est pour dans cinq minutes, j’éprouve le besoin impérieux et urgent de passer un coup de balai : les mégots, les capsules et autres déchets ont cochonné l’espace situé devant moi, je ne peux supporter d’attendre que les bénévoles le nettoient à ma place, un mélange d’impatience et de culpabilité m’amène à faire ce sale boulot. Un gamin ratisse la place sous mes yeux, probablement poussé par ses aînés, il me fait penser à Zorrino dans Tintin, cet « enfant des rues voué à la débrouillardise et aux petits boulots pour survivre »[2], alors même que sa situation n’est certainement pas comparable : ça achève de me motiver à exécuter cette tâche désagréable pour laquelle je ne suis même pas compétent, j’emporte beaucoup de cailloux avec moi, j’en remplis les sacs poubelle, je suis obligé de ramasser certains déchets à la main… Je m’arrête quand j’estime que la place est suffisamment nette devant moi pour ne pas dégoûter les clients : une bénévole me remercie, m’assurant que je n’étais pas tenu de faire ça, qu’ils s’en seront occupés… Est-ce que je dois être fier de moi ? En tout cas, j’espère que les fêtards qui ont à ce point salopé l’espace public ne le sont pas, eux !
11h10 : La surprise de cette année aura été les badges-magnets, qui se vendent assez bien : un gamin m’achète celui représentant le logo de la Cinq de Berlusconi détourné en symbole communiste ! Il n’était pourtant pas né quand cette chaîne de télé s’est éteinte : il me confirme qu’il ne la connaissait pas, il me précise que c’est son frère qui lui a demandé de l’acheter, davantage pour la référence au communisme que pour l’évocation d’un média disparu. J’avoue que je me passe volontiers des archives de la Cinq en ce moment : je n’ai pourtant aucune raison d’être nostalgique de cette chaîne, je n’ai jamais aimé ni les séries américaines ni les dessins animés japonais, et je n’avais même pas quatre ans quand elle a cessé d’émettre ; ce qui m’intéresse, c’est moins la Cinq en tant que telle que l’époque qu’elle représentait, où les choses semblaient, sinon idylliques, en tout cas moins stressantes qu’aujourd’hui…
11h30 : Comme chaque année, la dernière journée de foire s’est ouverte en « fanfares », au sens propre comme au sens figuré : il faut être honnête, les fanfares, c’est toujours plus ou moins la même chose, j’ai un peu de mal à comprendre qu’on puisse encore s’y intéresser à l’âge adulte ! Je ne devrais pourtant pas cracher dans la soupe car ces ensembles cuivrés attirent du monde et mon petit commerce en bénéficie. Il n’empêche que ça me casse vite les oreilles et que j’ai hâte que ça prenne fin…
13h : On me photographie encore : j’y aurai eu droit sans cesse pendant ces trois jours, que ce soit de la part de professionnels en quête d’images pittoresques ou de la part d’amateurs qui voulaient simplement un souvenir du passage d’un de de leurs proches sur mon tabouret. Je vais finir par me prendre pour une cover girl ! Après tout, pourquoi il n’y aurait que les femmes qui auraient le droit d’être rondes et séduisantes ?
14h50 : Celui qui avait été mon premier client du week-end m’apporte un nouveau modèle, une vieille dame qui porte le masque : quand elle l’enlève pour se faire caricaturer, je la trouve très belle et j’ai beaucoup de plaisir à la dessiner… Je n’ose pas le lui dire, j’ai peur de passer pour un gigolo !
16h30 : Une jeune et charmante cliente me demande l’autorisation de m’interviewer en vue d’un projet théâtral dans le cadre de ses études. Je n’ose pas refuser mais je le regrette assez vite, d’une part parce que ses questions sont beaucoup trop générales (c’est une erreur répandue chez les débutants) et auraient nécessité un temps de réflexion ou, au moins, un contexte un peu moins animé, d’autre part parce que les passants hésitent à me solliciter, pensant que je suis trop occupé : j’y remédie en improvisant un panneau précisant que ce n’est pas parce que je suis en train de répondre à la demoiselle que je ne peux pas faire de dessins. Bien m’en prend, les clients reviennent aussitôt. Il n’empêche que j’ai l’impression que l’entretien a duré longtemps et je serais curieux de voir ce que cette jeune fille va tirer de nos échanges : je risque d’être surpris par mes propres réponses !
18h45 : Je suis en train de remballer, nageant jusqu’au cou dans la satisfaction : le bilan est on ne peut plus positif, j’ai plus que décuplé ma mise ! Un groupe de jeunes vient me retrouver pour me demander de les caricaturer : constatant leur dépit, je me déclare prêt à les prendre en troisième vitesse… Mais ils me disent qu’ils sont six à vouloir se faire défigurer ! Je suis obligé de décliner : je n’ai pas le temps matériel de tous les faire passer, je risquerais de dépasser l’heure de la fermeture et de rater l’heure du rendez-vous qu’une amie m’a fixé. De toute façon, j’ai déjà bien gagné ma journée et je suis épuisé ! Je leur donne ma carte de visite en les exhortant à me recontacter pour prendre rendez-vous : mais je ne me fais pas d’illusion, sur toutes celles et tous ceux qui prennent ma carte, il n’y en pas un dixième qui me rappelle…
20h : J’assiste, en compagnie notamment d’une amie qui travaille comme secrétaire dans une école de danse et qui m’y a invité, au spectacle « Bienvenue dans l’anthropocène » de la compagnie Eux, au Mac Orlan. Je suis trop fatigué pour avoir un regard raisonné sur cette représentation, je ne suis pas en mesure de dissimuler mon manque de culture chorégraphique sous un vernis philosophique, je ne peux même prendre une photo (les flashs sont interdits, pour des raisons évidentes) ni même faire un croquis – comment il faisait, Cabu, pour dessiner dans l’obscurité ? Alors je me contente d’apprécier comme il le mérite le travail de la chorégraphe, le soin apporté à la mise en scène, la souplesse dont font montre les danseurs… Bref, je considère que je viens pour aimer, pas pour juger. Seuls bémols : premièrement, comme la chorégraphie est, en principe, l’art de s’exprimer par le seul biais du geste, il était peut-être superflu de faire passer des extraits de discours, fussent-ils de Greta Thunberg… Deuxièmement, je me demande s’il n’est pas risqué d’esthétiser la catastrophe écologique en cours : est-ce que ça ne risque pas de nous déresponsabiliser davantage ? Bon, je chipote, j’avais dit que je n’intellectualiserais pas cette expérience…
Terminons avec quelques autres photos de clients avec leurs caricatures...